Le procureur qui fouillait les plaies de l’Allemagne
« Ca vous dit quelque chose, Auschwitz? » Posée au mitan des années 50 en Allemagne, cette question ne rencontre pas de réponse. Au mieux, une réflexion du genre: « Pourquoi remuez tout cela? Chacun avait ses camps. C’est de la propagande des vainqueurs… »
Car, dans l’après-guerre, les Allemands veulent oublier le passé et aller de l’avant. On n’est pas au pays des bisounours mais pas loin. Et Vico Torriani est en vogue avec ses chansons sucrées et pleines d’optimisme. Bien sûr, des voix s’élèvent comme celle du journaliste Thomas Gnielka qui tente d’alerter les autorités judiciaires sur la monstruosité de la Shoah. Et c’est ainsi que le procureur Johann Radmann entrera en lice. Jeune magistrat en bois brut, plutôt beau gosse content de lui et volontiers inflexible sur des peccadilles à l’audience, Radmann va plonger dans un dossier d’autant plus énorme et difficile à maîtriser que son pays n’est pas prêt a accepter la faute, ni à regarder l’Histoire en face. Et pourtant Radmann est convaincu: « Après la mort d’Hitler, les nazis ne se sont pas évaporés. » Force est alors de constater: « Ils ont raccroché l’uniforme et fait comme si de rien n’était. »
Le labyrinthe du silence va alors détailler la longue marche de Johan Radmann vers le procès de Francfort connu sous le nom de « second procès d’Auschwitz » (le premier s’était tenu en Pologne en 1947) et qui se déroulera de décembre 1963 à août 1965. Pendant 183 jours d’audience, 22 accusés (sur les 6000 anciens SS ayant servi à Auschwitz) seront confrontés à 360 témoins venus du monde entier. Six accusés seront condamnés à la prison à perpétuité. Trois seront acquittés.
Premier long-métrage du réalisateur italo-allemand Giulio Ricciarelli, Im Labyrinth des Scheweigens (en v.o.) s’attache à décortiquer le long processus qui permettra au procureur Radmann d’arriver à ses fins. Venue aux 19e Rencontres du cinéma de Gérardmer présenter Le labyrinthe…, la scénariste Elisabeth Bartel expliquait que l’idée du film lui était venue, en 2009, de la lecture, dans la Suddeutsche Zeitung, le journal de Munich, d’un reportage sur le procureur général Fritz Bauer. Arrêté en mai 1933 par la Gestapo en raison de ses origines juives, Bauer s’exila au Danemark puis en Suède avant de revenir en Allemagne en 1949 à la suite de la fondation de la RFA. Il participera à la reconstruction du système judiciaire allemand et redoublera d’efforts pour obtenir justice et compensation pour les victimes de la barbarie nazie.
Si le film s’articule autour du procureur Radmann (dont le personnage est, en fait, une synthèse de trois procureurs ayant oeuvré au procès), on remarque largement la place prise par Fritz Bauer (incarné par Gert Voss, l’une des grandes figures du Burgtheater viennois) dans l’orientation de l’enquête. Ainsi Bauer ramène Radmann dans les bons rails lorsque celui-ci s’obstine, jusqu’à l’obsession, à vouloir arrêter Josef Mengele, le sinistre médecin d’Auschwitz.
Si la mise en scène de Ricciarelli est plutôt académique (il évite cependant les terribles images des camps ou les flash-backs), on est impressionné par le cynisme d’anciens nazis niant des faits accablants et séduit par l’énergie d’un jeune magistrat qui entend bien amener l’Allemagne à se confronter à son passé. Le film expose bien les pesanteurs que rencontre Radmann lorsqu’il tente de mettre en branle des administrations manifestement truffées d’anciens nazis redevenus citoyens ordinaires. Lorsque Radmann présente un ordre écrit à un responsable de la police, celui-ci n’hésite pas à plier le papier en quatre et à en caler une table. Même, dans les rangs de la justice, Radmann n’est pas le bienvenu. L’un de ses supérieurs lui lance: « Vous voulez que tous les jeunes Allemands se demandent si leur père est un meurtrier? »
Si, dans sa « mission sacrée », Radmann accumule les preuves, recueille les témoignages des victimes, traque des tortionnaires redevenus boulanger, professeur ou petit chef d’entreprise, le magistrat finira par perdre pied. Dans une Allemagne qui redécolle, Radmann se met à boire, rompt avec sa jolie fiancée dont l’atelier de mode connaît de plus en plus de succès… Alcoolisé, Radmann invective, dans la rue, les passants en les traitant de nazis et il pensera même quitter la magistrature pour rejoindre un cabinet d’avocats… Pire, Radmann, auquel sa mère lance que son père était aussi membre du parti nazi, sera atterré en apprenant que Gnielka, son « compagnon » de lutte a, lui aussi, servi à Auschwitz… Mais Radmann se relèvera et il ira à Auschwitz, avec Gnielka, dire le kaddish des endeuillés en mémoire de Ruth et Klara, les fillettes de Simon Kirsch, l’artiste rescapé du camp qui, le premier, lui fit mesurer et l’horreur et l’énormité de la tâche qui l’attendait…
Avec le procès de Francfort, décisif dans l’histoire de la mémoire du nazisme en Allemagne, elle devint le premier pays au monde à poursuivre en justice ses propres criminels de guerre. Le labyrinthe du silence s’achève au moment où Radmann et les procureurs s’apprêtent à entrer dans la salle d’audience. Il n’est plus temps de reprocher au magistrat de vouloir « rouvrir de vieilles plaies qui commençaient à se cicatriser ». Ce n’est plus alors une affaire de châtiment mais bien d’Histoire.
LE LABYRINTHE DU SILENCE Drame (Allemagne – 2h03) de Giulio Ricciarelli avec Alexander Fehling, André Szymanski, Gert Voss, Friederike Becht, Lukas Miko, Johannes von Bülow, Hansi Jochmann. Dans les salles le 29 avril.