Le libertin et la vengeance de la marquise
Avec l’examen de soi, l’une des occupations favorites de la noblesse, au 18e siècle, c’est la promenade… Rien donc de surprenant à ce que Madame de la La Pommeraye et le marquis des Arcis arpentent à loisir les allées, les clairières, les bord d’étang d’une belle nature… Pourtant, ces deux-là, au-delà des apparences, ne se contentent pas de déambuler agréablement. Libertin notoire, le marquis des Arcis a élu demeure, depuis plusieurs mois déjà, chez Madame de La Pommeraye à laquelle il fait une cour aussi délicate qu’intense. Car Arcis sait ce qu’il veut. Et sa belle hôtesse le sait aussi… Entre les deux, c’est un jeu feutré qui s’installe. Madame de La Pommeraye moque « ses fantaisies qui occupent votre esprit » et le marquis de rectifier : « Mon cœur ! » Et il l’affirme : « Chaque jour en votre compagnie fortifie mes sentiments… » tandis qu’elle lui sourit : « Vous rêvez toujours que je m’abandonne à vous… »
Peut-être parce que « l’amour est une offense pour ceux qui en sont dépourvus », Madame de La Pommeraye finira, non sans goûter au plaisir du jeu commun de la séduction, par céder à la cour du marquis des Arcis. Et leur bonheur sera alors, pour quelques années, sans faille…
Avec Mademoiselle de Joncquières, Emmanuel Mouret signe son neuvième long-métrage (après notamment Laissons Lucie faire, L’art d’aimer ou Caprice) et son premier film en costumes et c’est une pure réussite qui mêle l’élégance des dialogues à la grâce des paysages et des intérieurs tout en entrainant le spectateur dans une aventure qui, si elle distille des couleurs fraîches et claires, va se révéler terriblement éprouvante pour le malheureux Arcis.
Jusque là, Mouret avait décliné, avec un humour souvent piquant et déjà un goût affirmé pour les échanges brillants, une Carte du Tendre contemporaine où, quelque part entre Sacha Guitry et Woody Allen, il prenait plaisir à incarner lui-même un personnage candide et maladroit interrogeant les usages amoureux ou moraux à travers la beauté et les désirs des femmes.
Pour Mademoiselle de Joncquières, le cinéaste a vite pensé à un récit conté par l’aubergiste dans Jacques le fataliste de Diderot. Interrogé sur ce qui le touche dans le 18e siècle et notamment chez Diderot, Emmanuel Mouret remarquait : « Chez Diderot, c’est son goût du paradoxe, une pensée toujours en mouvement, il se rapproche et s’éloigne de ses personnages sans cesse, il passe du point de vue de l’un à l’autre à des moments si bien choisis. Cela opère des renversements, des retournements de valeur qui font la dynamique de son esprit. Il interroge sans cesse la morale, sans figer jamais sa pensée, c’est un moraliste, pas un moralisateur. Il s’en dégage une ironie qui n’est jamais cruelle ni cynique, mais au contraire piquante et pleine d’empathie… »
Si Mademoiselle de Joncquières est bien un film d’époque, le cinéaste a, ici, l’excellente idée d’éviter les pesanteurs et les poncifs du genre. Les décors sont dépouillés. Un beau fauteuil, une voiture à chevaux, une échappée sur une salle à manger ou de rutilants papiers peints (sont-ils de la manufacture Zuber à Rixheim ?) suffisent à créer l’atmosphère. Pour le reste, c’est le brio des mots et les manœuvres des personnages qui font le charme puissant de cette histoire.
Si le film est très « littéraire » surtout dans sa première partie, on savoure un « Madame , vous vous trompez, Un bonheur qui ne dure, on appelle cela le plaisir » ou encore « Je ne crois qu’à l’amitié. L’amour quand il est mêlé à la chair devient aussi fragile que celle-ci, un rien l’abîme », il prend ensuite un tour plus cruel et plus noir à partir du moment où le marquis des Arcis est tombé sous le charme d’une enfant belle comme une vierge de Raphaël. Car Arcis est foudroyé par le regard débarrassé de toute coquetterie de Mademoiselle de Joncquières. Le libertin murmure : « Quelle illumination ! » et n’aura de cesse vouloir la conquérir. Au grand dam (muet) de Madame de La Pommeraye. Celle-ci mettra alors en œuvre une machination dans lequel Arcis se précipitera, oubliant toutes ses prudences de séducteur. « Je ne séduis pas, je suis séduit », disait-il à Madame de La Pommeraye. Cette fois, il est bel et bien pris au piège de la passion amoureuse et il renonce à tous ses principes lorsque, tel un chien malade de trop de vertige amoureux, il lance : « J’épouse ! »
Pour servir son conte moral qui a aussi des affinités avec le cinéma de Jean Renoir, Emmanuel Mouret peut s’appuyer sur de surprenants comédiens. Arcis le libertin épicurien va comme un gant à un Edouard Baer qui lui donne des tonalités souvent contemporaines. Alice Isaaz est une diaphane et envoûtante Mademoiselle de Joncquières et Natalia Dontcheva incarne sa mère, principal outil de la vengeance de La Pommeraye. Dans le rôle, Cécile de France est magnifique, oeuvrant derrière un tendre sourire, à sa vengeance, telle une Merteuil… féministe qui justifie sa diablerie en lançant : « Si aucune âme juste ne tente de corriger les hommes, comment espérer une meilleure société ? »
A propos d’un film qui n’entend pas délivrer une pensée mais bien nous donner à penser, le cinéaste dit encore : « Toutes ces dissimulations, corruptions, mensonges, trahisons, tout cela est fait au nom de l’amour. Aucun de tous ces personnages n’est épargné par l’amour. Et si la loi (et la loi morale) condamne quiconque fait du mal au nom de l’amour, ce n’est pas le cas de la fiction. Médée tue peut-être, mais elle aime. Idem pour la marquise, elle se venge diaboliquement, admirablement même, cruellement, mais elle aime. Quelque chose en nous, au cinéma, en littérature, fait qu’on aime les gens qui aiment. C’est une bien étrange loi que celle-ci. Et qui ne fonctionne pas nécessairement dans le monde réel. »
Et lorsqu’Arcis aura disparu sur ses terres avec sa jeune épouse, Madame de La Pommeraye sera devenue, une seconde fois, une femme seule et abandonnée. En compagnie de son amie chère qui la réconfortera d’un doux mensonge. Mais dans le regard de La Pommeraye, on voit qu’elle n’y croit pas. Et c’est d’une telle souffrance…
MADEMOISELLE DE JONCQUIERES Comédie dramatique (France – 1h49) d’Emmanuel Mouret avec Cécile de France, Edouard Baer, Alice Isaaz, Natalia Dontcheva, Laure Calamy. Dans les salles le 12 septembre.