Un petit flic noir contre le « white power »
Dire que Ron Stallworth est le bienvenu lorsqu’il débarque, au début des années 70, au Colorado Springs Police Department, est un doux euphémisme. Et même lorsqu’il aura convaincu ses chefs de ses qualités et de sa volonté farouche de devenir le premier officier de police afro-américain de la seconde ville du Colorado, il lui faudra encore affronter l’indifférence et l’hostilité, les sarcasmes, voire les insultes de collègues qui le traitent de négro ou de basané…
Pourtant, au plus fort de la lutte pour les droits civiques et alors que des émeutes raciales éclatent dans les grandes villes des États‐Unis, celui que ses chefs comparent à Jackie Robinson, le premier Noir à jouer, en 1947, dans la Major League de baseball, va écrire une page marquante de l’histoire de la lutte des Noirs pour l’égalité raciale. Décidé à faire bouger les lignes et sans doute aussi à laisser une trace dans l’Histoire, Ron Stallworth se lance presque par hasard dans une mission franchement périlleuse : infiltrer le Ku Klux Klan pour en dénoncer les exactions.
Après un passage aux Archives, Ron Stallworth, qui a obtenu de travailler comme policier en civil, est muté à la brigade des Renseignements. Dans une gazette de la ville, il avise une petite annonce du KKK et un numéro de téléphone. En se faisant passer pour un extrémiste blanc, il contacte « l’organisation » et obtient rapidement de pouvoir en rencontrer un responsable de l’Empire invisible. Evidemment, les choses se compliquent: pas question pour Ron d’aller à ce premier rendez-vous. Il est alors décidé que ce serait Flip Zimmerman, un collègue de Stallworth aux Renseignements, qui se faisant passer pour Ron, irait au contact d’un groupuscule de suprématistes particulièrement inquiétants…
Appuyé sur l’histoire vraie de Ron Stallworth à travers le livre écrit par le policier lui-même (paru en France en 2014, aux éditions Autrement sous le titre Le Noir qui infiltra le KKK), Spike Lee ne pouvait qu’être attiré par un sujet qui avait toutes les qualités pour faire un solide thriller mais qui permettait aussi de développer un discours plus contemporain sur la situation américaine à l’heure de Trump président.
Découvert en 1986 avec le savoureux Nola Darling n’en fait qu’à sa tête et fêté ensuite, notamment à Cannes, pour des films comme Do the Right Thing (1989), Jungle Fever (1991) ou Malcolm X (1992), le cinéaste de 61 ans a quelque peu disparu des écrans radar, sans doute à cause d’œuvres moins abouties. Présent en compétition officielle cette année sur la Croisette, Spike Lee a frappé fort en décrochant un Grand prix tout à fait mérité. Car Blackkklansman: j’ai infiltré le Ku Klux Klan joue donc avec aisance sur un double registre, mêlant le thriller et le pamphlet politique.
Pour le thriller, Spike Lee soigne l’atmosphère seventies (en particulier avec des chansons d’époque comme Oh, Happy Days ou Too Late to Turn Back) et joue pleinement la carte de l’enquête rapidement palpitante au fur et à mesure que Flip Zimmerman, cornaqué et surveillé à distance par Ron, infiltre une troupe d’individus dangereux. Si les uns l’accueillent d’emblée comme un frère acquis à la cause et admirent son talent pour le tir à l’arme automatique, d’autres (le flippant Félix) « flairent » le Juif aussi honni que peut l’être le Noir. Ce qui fera dire à un Flip pas vraiment pratiquant: « Jusque là, j’y pensais jamais. Maintenant, j’y pense tout le temps… » Et puis, au fur et à mesure que le tandem Ron-Flip découvre un projet meurtrier, le suspense devient haletant d’autant que les membres de l' »Organisation » ne sont plus très loin de lever le lièvre…
Cependant, le cinéaste réussit quand même à glisser de l’ironie dans son aventure, en particulier avec les relations que Ron va établir avec David Duke, le « grand sorcier » du KKK qui cherche à rendre le Klan « acceptable » par l’opinion publique en aseptisant soigneusement son discours sur l’Amérique blanche. Car Duke (Topher Grace) passe quand même ici pour un sacré naïf doublé d’un crétin satisfait!
Mais bien sûr, c’est du côté du pamphlet que cet identitaire noir revendiqué qu’est Spike Lee, frappe fort. Dès l’ouverture, le metteur en scène s’en prend au fameux Autant en emporte le vent (1939) qu’il juge raciste et il ira encore plus loin en projetant une séquence de Naissance d’une nation (1915) de David W. Griffith qui soulève de joie les nervis du Klan en montrant des chevaliers encagoulés traquant le Noir… Pour faire bonne mesure dans la référence cinématographique, Ron et sa petite amie Patrice (au demeurant, leur histoire d’amour est un peu longuette) débattent des mérites comparés de quelques films de la blaxploitation comme Shaft (1971), Hitman (1972), Coffy (1973) ou Cleopatra Jones (1973).
Si le montage parallèle -White Power vs. Black Power- entre l’initiation, assez grotesque, de Ron et le récit du vétéran Jérôme Turner (l’icône Harry Belafonte, 91 ans) détaillant le terrible et historique lynchage d’un Noir, peut paraître assez scolaire, Spike Lee fait mal quand il met dans la bouche des membre du Klan, un « America First » ou un « Make America Great Again » qu’on a entendu dans la bouche du candidat Trump. Et Lee ne se prive pas, à propos des débordements des extrémistes de droite à Charlottesville, en août 2017, de montrer des images d’archives du locataire de la Maison Blanche renvoyant dos à dos les suprématistes blancs et les manifestants antiracistes. Des propos qui avaient d’ailleurs suscité l’indignation aux Etats-Unis…
Pour incarner une belle galerie de personnages, le cinéaste peut enfin s’appuyer sur d’excellents acteurs. Comédien aux multiples facettes (il a été Kylo Ren dans Star Wars mais aussi le jésuite portugais Garupe dans Silence de Scorsese) Adam Driver campe Flip Zimmerman faisant face à quelques magnifiques bas-du-front comme Felix (Jasper Pääkkönen) ou Ivanhoé (Paul Walter Hauser, déjà vu dans le même registre dans Moi, Tonya). Stallworth, lui, revient à John David Washington, le fils de Denzel Washington, qui après quelques années de footballeur américain professionnel, accède, ici, à une belle tête d’affiche.
Le pire dans cette histoire, c’est que les patrons de Ron et de Flip, après avoir félicité leurs deux undercovered, choisissent de mettre le dossier au placard. Inutile que le grand public apprenne tout ça… Dans la nuit, le KKK peut rallumer ses croix de feu…
Il ne faut pas rater le dernier Spike Lee Joint!
BLACKkKLANSMAN: J’AI INFILTRE LE KU KLUX KLAN Thriller (USA – 2h14) de Spike Lee avec John David Washington, Adam Driver, Topher Grace, Corey Hawkins, Laura Harrier, Ryan Eggold, Jasper Pääkkönen, Ashlie Atkinson, Alec Baldwin, Harry Belafonte. Dans les salles le 22 août.