Routine, bières, collègues et chariot élévateur
Même si aujourd’hui on y déambule le week-end en famille comme autrefois on allait se balader dans les bois, le supermarché n’est quand même pas l’endroit le plus glamour au monde… C’est pourtant là que Thomas Stuber situe l’action de sa Valse dans les allées, étonnante descente au cœur d’une grande surface, vue du côté des employés anonymes, voire invisibles qui composent pourtant une chaleureuse petite communauté…
C’est dans cette communauté que débarque le timide et solitaire Christian… Chef de rayon depuis longtemps à son poste, Bruno est chargé de lui apprendre le métier. Dans l’allée des confiseries, il va rencontrer Marion, dont il tombe immédiatement (et silencieusement) amoureux. Désormais, chaque pause à la machine à café est l’occasion d’en savoir un peu plus sur la rieuse et mutine Miss Susswaren. Et puis, Christian va faire connaissance avec le reste de l’équipe pour devenir peu à peu un membre de la grande famille du supermarché. Bientôt, ses journées passées à conduire un chariot élévateur, comptent bien plus pour lui qu’il n’aurait pu l’imaginer…
» Lorsque j’ai lu pour la première fois le recueil de nouvelles de Clemens Meyer All the Lights, se souvient Thomas Stuber, j’ai tout de suite eu envie d’adapter “In the Aisles”. L’idée de cet homme solitaire qui se fond dans les allées d’un supermarché ne me quittait pas. Le bruit de l’autoroute près de l’aire de chargement, la pause cigarette, la machine à café, le gérant de nuit qui serre la main à tout le monde à la fin du service… L’histoire de Clemens Meyer est profonde et tragique, mais il y a beaucoup de non-dits. Le lecteur, et désormais le spectateur, doivent rassembler tous les indices. Ce film, c’est l’amour et la mort au supermarché. Marion, Bruno, Rudi, Irina et Klaus se surpassent. À la fin, on réalise que le partage, la chaleur humaine et le bonheur ne sont possibles que dans les allées d’un supermarché. «
Avec ses longues allées rectilignes, ses immenses rangements qui s’élèvent jusqu’au plafond, l’odeur prenante des emballages plastiques, la lumière froide des néons et ses employés en tenue de travail qui réassortissent à l’envi les rayonnages de caisses de bière ou de paquets « penne, penne rigate, orechiette, fusili… », le supermarché n’est pas spécialement synonyme d’endroit accueillant. C’est pourtant, ici, un véritable cocon pour des individus dont l’existence a probablement connu des chemins de traverse, des impasses ou simplement la faute à pas de chance. Dans ce supermarché, ils retrouvent, à travers les rituels et la routine même du boulot, une atmosphère chaleureuse dont on imagine qu’elle est plus sympathique que leur propre domicile.
Dernier venu dans ce microcosme, Christian (qui prend soin de relever le col de sa blouse pour dissimuler les tatouages de son cou) est le bleu de la troupe, un taiseux qui, sous l’égide du paternel Bruno, va apprendre à manœuvrer des palettes dans sa première affectation, le rayon des boissons alcoolisées, avant d’accéder, peut-être, au « graal », le chariot élévateur électrique… De quoi questionner évidemment : « Je ne serai plus le bleu au bout de combien de temps ? »
Avec In den Gängen (en v.o.), le cinéaste brosse le portrait d’une poignée de modestes employés qui semblent parfois sortir d’un film français des années 40 quand le réalisme poétique faisait la part belle à des ouvriers qui avaient le profil d’un Jean Gabin en casquette… Influencé par le cinéma de Wes Anderson et d’Aki Kaurismaki, Stuber adopte le ton décalé et humoristique (la jolie séquence de la benne à produits périmés où un collègue intime à Christian, un « Défense de grignoter! » en dégustant une knack prélevée à l’instant dans le bac) de l’Américain et la générosité humaniste avec laquelle le second observe ses solitaires en mal de considération et d’amour…
Si le monde du travail est, le plus souvent au cinéma, le territoire des conflits en tous genres (on songe au récent En guerre de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon), Une valse dans les allées modifie le regard. Oh certes, la vie des employés du supermarché n’est pas un merveilleux Shangri-la mais, en choisissant les contours du conte et du récit en voix of, Stuber fait de l’endroit, une sorte de caverne aux douceurs où l’existence semble se dérouler comme un rêve éveillé…
Pour son quatrième long-métrage, Thomas Stuber (né à Leipzig en 1981) peut s’appuyer sur d’excellents comédiens. Dans le trio principal, on découvre Peter Kurth qui incarne Bruno, ancien routier heureux d’avoir trouvé un job au supermarché mais qui n’arrive pas à oublier complètement la route. Marion est incarnée par Sandra Hüller, actrice allemande chevronnée qui a été mise en pleine lumière lorsque Toni Erdmann est devenu le coup de cœur du Festival de Cannes 2016. Elle était Inès Conradi, un working girl efficace mais troublée par l’intrusion d’un père oublié et pathétiquement loufoque. Quant à Christian, le cinéaste l’a confié à Franz Rogowski, une vraie valeur montante. L’acteur, né à Fribourg-en-Brisgau en 1986, a déjà une belle carrière outre-Rhin mais on l’a vu aussi chez Michael Haneke (Happy End, 2017) ou chez Christian Petzold dans Transit, sorti dans les salles françaises au printemps, une parabole sur les réfugiés fuyant les régimes fascistes dont l’action se déroulait à Marseille… On le verra aussi dans Radegund, le prochain Terrence Malick…
Remarquée et récompensée à la Berlinale 2018 où elle était en compétition officielle, cette chronique intimiste d’un supermarché (découverte en avant-première, en avril dernier, aux Rencontres du cinéma de Gérardmer) s’ouvre sur un délicieux ballet de chariots élévateurs aux accents du Beau Danube bleu de Johann Strauss. Il ne faut pas rater cette Valse dans les allées magnifique de fine tendresse et de douce ironie !
UNE VALSE DANS LES ALLEES Comédie dramatique (Allemagne – 2h05) de Thomas Stuber avec Franz Rogowski, Sandra Hüller, Peter Kurth, Andreas Leupold, Michael Specht, Steffen Scheumann, Ramona Kunze-Libnow, Henning Peker, Gerdy Zint. Dans les salles le 15 août.