L’écrivain, son père et l’odeur de la terre
Il en va du cinéma de Nuri Bilge Ceylan comme de ceux de Woody Allen ou de Federico Fellini. On sait, à peu de choses près, ce qu’on va y trouver. C’est évidemment la marque des plus grands que de permettre au spectateur de se retrouver immédiatement en pays de connaissance. Avec le cinéaste turc de 59 ans, on sait qu’on va partir, au fil des saisons, dans la Turquie des villes et des champs. En 2002, il filmait Istanbul sous la neige dans Uzak puis, en 2006, le passage des saisons d’un amour dans Les climats. Dans Il était une fois en Anatolie (2011), un meurtrier trimballait (longuement) des policiers à travers les steppes d’Anatolie. Quant à Winter Sleep, couronné d’une Palme d’or cannoise en 2014, il contait les états d’âme d’un comédien à la retraite devenu hôtelier dans un village troglodyte de Cappadoce…
Avec Le poirier sauvage, présenté en compétition officielle à Cannes en mai dernier, Nuri Bilge Ceylan poursuit donc, sans surprise, une introspection qui repose, ici, sur une chronique familiale largement teintée de mélancolie. Dans un petit port, face à une mer plutôt grise, Sinan, un jeune type un peu voûté, marche avec son sac sur l’épaule. Jeune diplômé de l’université, il rentre dans sa famille. Sinan a écrit un livre et son souci est de trouver un éditeur pour le faire publier. Chez lui, il retrouve Idris, son père, instituteur, sa mère, une femme effacée et sa jeune soeur collée devant la télévision… Lorsqu’un bijoutier l’avait hélé sur son chemin pour lui demander de rappeler à son père un prêt d’argent toujours pas remboursé, Sinan a vite compris que son père avait des problèmes. Et le bijoutier d’ajouter qu’il oublierait le prêt en échange d’Arap, le chien de chasse d’Idris. Mais ça, Sinan sait bien qu’il ne faut pas y compter.
Le cinéma de Ceylan dresse, à chaque fois, un état des lieux de la Turquie contemporaine. Mais, même si le cinéaste n’est pas un partisan d’Erdogan, il n’y a pas, chez lui, un discours politique au sens partisan du terme mais essentiellement une quête sensible des rapports humains. On va donc suivre Sinan et Idris dans un lent processus de rapprochement. Ces deux-là se sont perdus de vue et se tournent autour, se mesurent, se reniflent presque, comme un père et un fils qui se connaissent évidemment depuis toujours. Sinan pensait probablement trouver, chez les siens, la somme qui lui permettrait de faire paraître son livre mais il constate d’emblée que la situation familiale est catastrophique tant Idris passe son temps et utilise tout le peu d’argent disponible pour satisfaire sa néfaste addiction au jeu…
Eloge de la lenteur, Le poirier sauvage entraîne le spectateur vers les bords du détroit des Dardanelles, dans la partie occidentale du pays, du côté de la mythique cité de Troie (terre natale du réalisateur), aujourd’hui Canakkale. De la ville à la campagne, Nuri Bilge Ceylan va enchaîner, de façon fluide et dans de grands plans-séquences, une série de rencontres avec des figures à la fois emblématiques et humaines. Dans une sublime lumière mordorée, Sinan retrouve ainsi, à un puits où elle est venue puiser de l’eau, la belle Hatice dont on devine qu’elle fut naguère son amoureuse. Autour d’un platane, les deux jeunes gens, jusqu’à un furtif mais profond baiser, incarnent un désir dont on comprend qu’il est sans issue, Hatice étant désormais promise à un autre… Sinan va aussi, dans une chaleureuse librairie et sous le regard de Kafka, Camus ou Virginia Woolf, croiser le chemin d’un écrivain local reconnu avec lequel il échange, parfois très vertement, autour des vertus et de la puissance d’écrire. Mais le maire de sa ville a déjà prévenu Sinan. Ah, s’il avait écrit un livre régionaliste et « touristique », on aurait, peut-être, pu lui trouver des moyens… Mais un ouvrage intimiste, presque poétique, là non… Sinan va aussi faire un bout de chemin avec deux imams, l’un plus libéral que l’autre et débattre, avec eux, de la foi, et de la religion, le cinéaste constatant: « Le point de départ de ce film, c’est que je voulais montrer toutes les valeurs qui entourent un jeune homme. L’une des plus importantes est la religion. Tôt ou tard, il faudra s’y confronter, surtout dans un pays musulman. Vous n’êtes pas aussi libres d’en parler que des autres sujets. Il est quasiment impossible, à la campagne, de déclarer par exemple : je ne crois pas en Dieu… »
Avec Sinan qui ne cesse de contredire les autres pour affirmer son opposition, le cinéaste parle de la solitude et plus encore de l’isolement anxiogène d’un jeune homme qui veut se battre contre ce qu’il estime injuste. Et, dans cette lutte intérieure, c’est auprès de son père qu’il va trouver un apaisement à ses échappées incontrôlées. Il y a d’abord la belle scène des retrouvailles dans la salle de classe où Sinan surprend son père écrivant et cachant de sa main ce qu’il écrit puis, celle, à la campagne où Sinan, grâce à une coupure de presse, comprend tout…
Cinéaste brillant mais en marge du système à cause de la longueur de ses films, Nuri Bilge Ceylan donne à nouveau, avec Le poirier sauvage, une oeuvre très riche (il faudrait ainsi s’arrêter aussi sur quelques rêves comme le bébé aux fourmis, le puits de la fin ou la course-poursuite dans le cheval de Troie) et qui donne à réfléchir. Ce qui est quand même plus que pas mal! Et Dieu que c’est beau, la neige qui commence doucement à tomber sur les terres des Dardanelles et les souffrances des hommes…
LE POIRIER SAUVAGE Comédie dramatique (Turquie – 3h08) de Nuri Bilge Ceylan avec Aydin Dogu Demirkol, Murat Cemcir, Bennu Yildirimlar, Hazar Erguclu, Serkan Keskin, Tamer Levent. Akin Aksu, Oner Erkan, Ahmet Rifat Sungar, Kubilay Tuncer, Kadir Cermik, Ozay Fecht, Ercument Balakoglu, Asena Keskinci. Dans les salles le 8 août.