Un absurde rêve éveillé dans un commissariat
C’est sous le pseudo de Mr. Oizo que Quentin Dupieux mène, depuis le début du XXIe siècle, une activité de musicien électro. Il est connu du grand public pour son tube house Flat Beat sorti en 1999, vendu à plus de trois millions d’exemplaires et n°1 dans de nombreux pays… Selon les dires du musicien lui-même, ses compositions sont fondées sur « l’inécoutable et l’envie de stopper la track… » tout en s’articulant autour du « grand n’importe quoi ». Et d’ajouter qu’« il n’y a rien de plus beau dans l’art que de ne pas réfléchir ».
Mais, ici, c’est bien le Dupieux cinéaste qui nous intéresse… On sait qu’il a tourné, en 2001, un moyen-métrage intitulé Nonfilm en forme de mise en abyme du tournage du film lui-même. En 2007, il met en scène Steak avec le tandem Eric & Ramzy, variation sur la crétinerie fondamentale dans la société contemporaine. Globalement malmené par la presse, Steak sera suivi, en 2010, par Rubber. Dans le désert californien, des spectateurs incrédules et sortis d’on ne sait où, assistent à la course meurtrière d’un pneu tueur et télépathe qui massacre tout ce qui se met en travers de sa route tout en étant mystérieusement attiré par une jolie jeune femme fortement indifférente. Un flic crétin mais passionné piste le pneu… Présenté à la Semaine de la Critique, dans le cadre du Festival de Cannes 2010, Rubber (réalisé avec deux appareils photo Canon EOS 5D Mark II) va prendre un statut de film-culte. Ce qui ne sera pas le cas des réalisations suivantes, en l’occurrence Wrong (2012), Wrong Cops (2013) ou Réalité (2015), où un metteur en scène (Alain Chabat), en train de préparer son premier film d’horreur, doit trouver, en 48 h, le meilleur gémissement de l’histoire du cinéma!
C’est d’ailleurs en mettant en scène Réalité en français que le cinéaste a eu envie de revenir tourner en France et dans sa langue natale après quatre films américains qui, dit-il, se sont faits au détriment de sa plume. De fait, Au poste! repose, pour Dupieux, sur une grosse envie de filmer du dialogue, de faire un film à texte… Mais c’est bien par une séquence parfaitement surréaliste que s’ouvre Au poste! Dans une vaste clairière bordée de futaies, un chef d’orchestre dirige une oeuvre classique avec grand orchestre. Mais le maestro, au demeurant fort sérieux et concentré, est seulement vêtu d’un slip kangourou rouge… Sont-ce les cars de police qui déboulent soudain tandis que le chef d’orchestre prend ses jambes à son cou qui relient cette introduction au reste du film?
Car Au poste! s’inscrit clairement dans le registre du polar. Il n’est que de considérer l’affiche du film, référence directe et malicieuse aux films de Jean-Paul Belmondo des années 1975-1985 comme Peur sur la ville ou Le marginal… Cependant le face-à-face entre le commissaire Buron et Fugain, suspect du meurtre d’un passant inconnu, fait plutôt songer, pour l’atmosphère nocturne, pour les locaux déserts, à l’affrontement fameux de Lino Ventura et Michel Serrault dans Garde à vue (1981) de Claude Miller. Sans oublier le collègue du flic. Chez Miller, c’était Guy Marchand en inspecteur brut de décoffrage. Ici, c’est l’extravagant Philippe (Marc Fraize) qui fait déraper Au poste! dans une étrangeté comique qui est bien la marque de fabrique du cinéma de Quentin Dupieux.
Du côté du scénario, le film peut se résumer ainsi: Un poste de police. Un tête-à-tête, en garde à vue, entre un commissaire et son suspect. C’est évidemment un peu court même pour tenir une brève heure treize. On a deviné que cette histoire va peu à peu s’enfoncer, se diluer parfois dans un propos plutôt extravagant et volontiers absurde où se mêlent le présent et le passé, les rêves, les cauchemars, les souvenirs et leur interprétation, les réflexions du commissaire (« Ici, c’est moi qui pose les questions ») et les réponses du suspect (« Je suis innocent »), notamment autour de sept aller et retour (à moins que ce soit des va et vient) de Fugain dans la soirée du meurtre… Même si elle est minimaliste, la mécanique de Dupieux est précisement réglée et on finit par se demander ce qui va bien pouvoir arriver dans ce commissariat plutôt sinistre baigné de couleurs très seventies. D’autant que l’inspecteur Philippe, borgne et « né comme ça », chargé de garder un oeil sur Fugain pendant que Buron s’absente pour retrouver son fils suicidaire, va connaître bien des misères avec du matériel de géométrie…
Pour porter son entreprise, le cinéaste a fait appel à des comédiens qui surprennent dans des rôles inattendus (Anaïs Demoustier en frisée épouse de flic) ou que l’on découvre comme le surréaliste Marc Fraize dans le rôle de Philippe ou encore Grégoire Ludig qui incarne, avec une grosse moustache, le suspect Fugain. Avec son acolyte David Marsais, Ludig est, depuis 2002, le pilier du Palmashow. En 2016, on avait vu le tandem dans La folle histoire de Max et Léon.
Quant à Buron, Dupieux l’a confié à un Benoît Poelvoorde qui, clairement, a trouvé du grain à moudre dans cette incarnation d’un flic fatigué qui voit sa soirée tomber à l’eau à cause d’un interrogatoire qui promet de durer. L’acteur belge se régale aussi de dialogues « poétiques » lorsqu’il s’extasie d’un « C’est beau, une ville la nuit » tout en révélant des lacunes cinéphiliques dignes de Michel Audiard lorsqu’un des policiers l’invite: « Vous venez, chef? On regarde King Kong avec les collègues… » et qu’il lâche: « Je n’aime pas trop les films chinois ».
Pour le reste, Quentin Dupieux achève son Au poste! baigné d’humour noir par une (double) pirouette bunuélienne dont on ne dira évidemment rien ici… Sinon que les amateurs de cinéma étrange trouveront sans doute leur bonheur dans ce commissariat.
AU POSTE! Comédie dramatique (France/Belgique – 1h13) de Quentin Dupieux avec Benoît Poelvoorde, Grégoire Ludig, Marc Fraize, Anaïs Demoustier, Orelsan, Philippe Duquesne, Jeanne Rosa, Jacky Lambert. Dans les salles le 4 juillet.