Le pâtissier, son amant et sa femme
Chaque fois qu’il se rend à Berlin pour ses affaires, l’Israélien Oren ne manque pas de faire un premier arrêt gourmand au charmant petit Café Kredenz pour savourer la Schwarzwäldertorte amoureusement confectionné par Thomas… Et lorsqu’on dit amoureusement, c’est bien le mot. Car Oren et Thomas entretiennent depuis quelques années une liaison secrète, rythmée par les venues mensuelles en Allemagne d’Oren. Lorsque celui-ci repart, Thomas semble s’enfermer dans une attente morose qu’il comble par le soin qu’il porte à ses créations sucrées… Mais, cette fois-là, Oren, en partant, a oublié ses clés comme les gâteaux que Thomas prépare, chaque fois, à destination d’Anat, la femme de son amant. Et puis surtout, Oren ne donne plus de nouvelles. Thomas multiplie les appels, de plus en plus inquiets, sur son portable, rien n’y fait. Lorsque le jeune pâtissier, n’y tenant plus, se renseigne auprès de la firme d’Oren, il découvre la terrible nouvelle. Oren a été tué dans un accident de la route à Jérusalem…
Avec The Cakemaker (qui a obtenu, en avril dernier, le Coup de coeur des 22e Rencontres du cinéma de Gérardmer), le cinéaste israélien Ofir Raul Graizer, en guise de premier long-métrage, signe une subtile chronique amoureuse qui va se déplacer de Berlin à Jérusalem lorsque Thomas décide de partir en Israël en quête de réponses sur la mort d’Oren. Dans un pays qu’il ne connaît pas et dans une ville dont il ignore la langue, la culture et les traditions, Thomas erre d’abord, revivant les pesanteurs de sa solitude berlinoise, avant de s’approcher doucement de la famille de son défunt amant. Sans révéler qui il est, Thomas va entrer dans la vie d’Anat. Poussant la porte du petit café Paamon, Thomas la joue consommateur anonyme mais sans perdre une miette de tout ce qui joue dans l’établissement. Bientôt, il demandera à Anat si elle a du travail pour lui.
Le cinéma et la bonne chère font bonne ménage sur le grand écran depuis bien longtemps. Et on a aimé, au fil des années et dans des registres divers, des oeuvres comme Le festin de Babette (1987), La grande bouffe (1973), Salé sucré (1994) ou encore La graine et le mulet (2007). Gaizer ajoute à cette liste, un film romanesque, fin et parfois même contemplatif où la pâtisserie, après avoir réuni les amants berlinois, poussera lentement Thomas et Anat l’un vers l’autre.
Pour ce film qu’il a mis huit ans à faire aboutir, Ofir Raul Graizer s’est inspiré de l’histoire vraie d’un homme qui avait une double vie. D’un côté, il était marié et avait des enfants, de l’autre, il avait des liaisons homosexuelles. « Je le connaissais, dit le cinéaste, lui et sa famille. Un jour, j’ai appris par sa femme qu’il était mort. C’était il y a dix ans et j’ai voulu faire un film sur cette femme. Elle a vécu une double tragédie – tout d’abord, avoir perdu son mari, mais également découvrir qu’il l’avait trahie pendant toutes ces années. Comment faire le deuil d’une personne qui vous a menti ? C’était la question principale que je voulais aborder, de différents points de vue et notamment de celui de l’amant secret, un personnage fictif. Il ne peut pleurer la mort de son amant, il n’a ni cimetière, ni famille, ni enterrement. Sa tragédie à lui n’a pas de voix. » En leur donnant une voix, Graizer a donc réuni Thomas et Anat dans un endroit où l’un et l’autre ont de vrais repères et une rapide et évidente connivence autour des gestes précis et beaux de la pâtisserie…
Dans une mise en scène épurée qui joue avec des lumières douces qui font parfois songer à des intérieurs flamands, le réalisateur (qui a travaillé dans la gastronomie avant de venir au cinéma) mène, avec une sensualité aussi pudique que troublante, une narration qui privilégie les regards et les gestes souvent furtifs (Anat effleurant Thomas dans sa cuisine) plutôt que les dialogues… Oeuvre sensible et poétique, The Cakemaker observe, au-delà de ses deux personnages centraux emportés dans la tourmente de sentiments de plus en plus puissants, un contexte social où se confrontent la modernité et les traditions. En demandant à Anat de travailler au café, Thomas lui donne la possibilité de défier la société en laissant entrer un homme dans sa vie peu de temps après le décès de son mari. Et Anat franchit une nouvelle étape vers son indépendance et sa liberté de religion lorsqu’elle laisse le pâtissier berlinois plonger, dans un établissement soumis aux règles strictes de la cacherout, ses mains dans la farine, le beurre et le chocolat. Plus encore, face à sa famille et notamment un frère accroché à ses principes d’orthodoxie religieuse, Anat, pour se rapprocher de Thomas, va devoir briser les définitions d’identité. Car le jeune pâtissier est, tout à la fois, un homme, un Allemand et un goy… Mais, parce qu’il n’est pas bon de rester seul à Shabbat, Anat invitera Thomas à venir partager sa table…
Cependant Graizer s’applique à ce que la structure du film ne sépare pas deux mondes différents mais intervient plutôt comme médiatrice. Le Berlin froid et mélancolique devient chaud et romantique, et la Jérusalem vivante et sonore devient froide et mélancolique avant que les choses s’inversent à nouveau. La perspective de l’histoire change et modifie alors le point de vue des personnages. En passant de Thomas à Anat, le film reconstruit, par de nouveaux détails ou par ses flash-backs, la manière dont les personnages voient leurs propres expériences d’amour.
Avec Tim Kalkhof, comédien allemand de 31 ans qui a fait jusque là sa carrière dans des séries télévisées et qui a pris huit kilos pour le rôle, le cinéaste a trouvé un interprète remarquable pour incarner un pâtissier potelé et même poupon mais enfermé dans son mystère et ses douleurs. Quant à la Franco-israélienne Sarah Adler, le rôle d’Anat a été écrit pour elle. Même si elle incarne une femme en deuil, Anat sourit, rit, plaisante et va aimer contre « le reste du monde ».
Après le remarquable Foxtrot de Samuel Maoz (toujours sur les écrans) qui abordait, de manière quasi-fantastique, le conflit israélo-palestinien et dans lequel Sarah Adler tenait l’un des rôles principaux, le cinéma israélien nous offre une nouvelle perle, celle-là parfumée à la cannelle des Strudel, où il est question de perte et de liberté, de désir et d’amour. A déguster sans modération.
THE CAKEMAKER Drame (Israël – 1h44) d’Ofir Raul Graizer avec Tim Kalkhof, Sarah Adler, Roy Miller, Zohar Strauss, Sandra Sade. Dans les salles le 6 juin.