Dans la tourmente d’un plan social
En exergue de son nouveau film présenté en compétition à Cannes, Stéphane Brizé a placé une citation de Bertolt Brecht: « Celui qui combat peut perdre mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ». Car c’est bien de lutte syndicale dont le cinéaste parle tout au long de cette oeuvre aux allures documentaires mais qui saisit le spectateur par la puissante tension qu’elle dégage…
A Agen, chez Perrin Industrie, rien ne va plus. Les 1100 salariés de cette entreprise de sous-traitance automobile sont en grève. Ils viennent en effet d’apprendre que le groupe allemand Dimke, auquel appartient Perrin, a décidé de fermer brutalement le site à cause du manque de compétitivité. Pour les salariés qui, deux ans auparavant, avaient accepté de gros sacrifices en signant un accord prévoyant de travailler 40 heures sans contrepartie et de renoncer à leurs primes pour assurer la pérennité de la société, la pillule est très dure à avaler. D’autant qu’ils savent que Perrin Industrie a dégagé de solides bénéfices et que Dimke a reversé de non moins confortables dividendes à ses actionnaires…
Des images d’usines fermées, de salariés en grève, de pneus qui brûlent ou de drapeaux rouges agités au vent, on en voit très souvent dans les journaux télévisés… Mais, avec En guerre, Stéphane Brizé dépasse justement les quelque 20 ou 40 secondes d’informations distillées, souvent en boucle, par les chaînes de télé. Son objectif, c’est de se glisser au coeur même d’un conflit social, certes fictionnel, mais qui ressemble à s’y méprendre à ceux qu’ont connu des boîtes comme Goodyear, Continental, Ecopla, Whirlpool ou Seb etc. « Avec Olivier Gorce, co-scénariste du film, dit le réalisateur, nous avions deux postulats de départ. Penser le film comme une épopée romanesque tout en le nourrissant sans travestissement du réel. Le film s’est alors structuré autour de la description d’un mécanisme économique qui fait fi de l’humain, en même temps que l’observation de la montée de la colère de salariés pris dans la tourmente d’un plan social. Une colère incarnée notamment par un représentant syndical qui n’a aucune rhétorique politicienne, mais simplement la nécessité d’être la voix de son indignation et de sa souffrance, en même temps que de celles de ses collègues. »
C’est donc autour de la personnalité de Laurent Amédéo, délégué syndical CGT de Perrin Industrie, que s’organise En guerre. Cet homme s’impose comme le leader du conflit, sans doute parce qu’il s’exprime avec aisance, qu’il dégage un vrai charisme, qu’il passe bien dans les médias et évidemment parce qu’il est convaincu que seule la lutte permettra aux salariés de retrouver leur travail et leur gagne-pain.
Bien sûr, on pourra dire que la situation décrite dans En guerre, pour n’être, hélas, pas exceptionnelle, est connue de tous ceux qui suivent, même qu’un peu, l’actualité. Cependant, sur les pas de Laurent, on passe derrière les reportages télé qui racontent régulièrement la violence des plans sociaux. Pour montrer comment on en est arrivé au surgissement de cette violence. Quel chemin a mené à une colère nourrie par un sentiment d’humiliation, d’injustice, de désespoir qui se construit au fil des semaines de lutte…
S’il ne se fait le porte-parole d’aucun parti, ni d’aucun syndicat, Stéphane Brizé signe néanmoins un film politique, au sens étymologique du terme, puisqu’il observe la vie de la cité. Tout en faisant simplement le constat d’un système objectivement cohérent d’un point de vue boursier mais tout aussi objectivement incohérent d’un point de vue humain. De fait, En guerre oppose deux points de vue: la dimension humaine face à la dimension économique. Et on mesure vite que ces deux grilles de lecture du monde ne peuvent se superposer. Et peut-être même plus cohabiter…
Après avoir fait un imposant travail de documentation auprès de salariés, de syndicalistes, de DRH, de chefs d’entreprise, d’avocats spécialisés dans la défense des salariés comme dans celle des intérêts des entreprises, le cinéaste, sans entrer, par exemple, dans les arcanes de la législation qui structure un plan social, réussit un film qui échappe aux discours dogmatiques simplistes pour montrer les mécanismes d’un système sans caricaturer les propos des différents protagonistes.
Au-delà même du conflit entre salariés et patron (ah, qu’ils devront batailler les Perrin pour obtenir de pouvoir discuter face à face avec le grand patron allemand du groupe), En guerre ne fait pas l’impasse sur les dissensions, volontiers violentes, entre syndicalistes. Car, d’un côté, il y a Amédéo qui veut se battre jusqu’au bout pour que les salariés retrouvent leur emploi chez Perrin et, de l’autre, ceux qui ne veulent plus ou ne peuvent plus poursuivre le combat et sont prêts à accepter la fermeture du site en échange d’un chèque proposé par la direction…
Dans un enchaînement de séquences marquées par une musique parfois envahissante, Stéphane Brizé donne un rythme presqu’haletant à une aventure où se succèdent des réunions houleuses et vite bloquées avec les dirigeants du site, des rencontres avec le conseiller social de l’Elysée (qui affirme que les Perrin peuvent compter sur le soutien de l’Etat), de rares temps de respiration autour des piquets de grève ou de brèves pots nocturnes, une décision défavorable de la justice, une descente surprise au siège du MEDEF (où les salariés n’arriveront pas à remettre un document au patron des patrons et se feront sortir par les forces de l’ordre) ou encore un dramatique dérapage qui fait penser à l’affaire de la « chemise arrachée » des salariés d’Air France en octobre 2015…
Si l’on songe parfois à La règle du jeu lorsque Jean Renoir fait dire à l’un de ses personnages: « Le plus terrible dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons », En guerre n’oppose pas de gentils salariés à des patrons cyniques. Cependant le bras de fer paraît perdu d’avance. Alors même que les Perrin ont un repreneur que l’Etat juge valable. Car, à partir du moment où une législation permet à une entreprise qui fait des bénéfices de fermer, le rapport de force est d’emblée biaisé. On le mesure aux différentes étapes du conflit. Jusqu’au dénouement hallucinant où l’on apprend que si une entreprise qui ferme est légalement obligée d’être proposée à la vente, il lui est tout aussi légalement permis de ne pas vendre.
Enfin, dans ce film où il emploie des comédiens non professionnels (au demeurant remarquables), Brizé se repose à nouveau sur un Vincent Lindon qui avait déjà été excellent dans La loi du marché (2015) qui lui valut le prix d’interprétation à Cannes. Après le chômeur taiseux devenu agent de sécurité dans un supermarché, Lindon incarne, cette fois, avec une intensité rare et impressionnante dans sa fin glaçante, un syndicaliste habité et porte-voix des légitimes angoisses de salariés. A voir!
EN GUERRE Drame (France – 1h53) de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon, Mélanie Rover, Jacques Borderie, David Rey, Olivier Lemaire, Isabelle Rufin, Bruno Bourthol, Sébastien Vamelle, Jean-Noël Tronc, Valérie Lamond, Guillaume Daret, Jean Grosset, Frédéric Lacomare, Anthony Pitailier. Dans les salles le 16 mai.