Juste une image…
Employé de la poste, Tomek (Olaf Lubaszenko) est un jeune homme timide et réservé. Depuis des mois, depuis sa chambre dans le petit appartement qu’il partage avec sa mère, il épie avec des jumelles ou avec une longue-vue, sa voisine de l’immeuble d’en face. Magda (Grazyna Szapolowska) est une femme trentenaire aux mœurs plutôt libérées qui reçoit fréquemment son amant. Au fil du temps et d’une pratique obsessionnelle, Tomek est tombé fou amoureux. Il imagine des stratagèmes pour approcher Magda et lui déclarer sa flamme. Celle-ci l’éconduit, puis finalement attendrie, décide de l’inviter chez elle.
Maître du courant cinématographique de l’inquiétude morale, le réalisateur polonais Krzysztof Kieslowski (1941-1996) a accédé à la reconnaissance internationale en 1988 lorsqu’il sort Le Décalogue, une série de dix films pour la télévision qui se réfèrent aux dix commandements de la Bible. De cette série qui n’a rien d’une entreprise de prosélytisme, deux films, Tu ne tueras point (présenté en compétition à Cannes) et Brève histoire d’amour, fondé sur le commandement Tu ne seras pas luxurieux, sortiront sur le grand écran dans des versions légèrement modifiées.
Les principales différences reposent sur les dialogues avec la logeuse, plus développés dans la version cinéma, et surtout la fin du récit. Dans le Décalogue Six, Magda venait revoir Tomek à la poste qui lui disait laconiquement : « Je ne vous regarde plus », mettant fin à l’histoire.
Grazyna Szapolowska, l’interprète de Magda avait suggéré au réalisateur une fin moins pessimiste. La comédienne avait tourné avec Kieslowski dans Sans fin (1985) où elle met fin à ses jours… la tête dans le four à gaz dans les dernières minutes du film…
Le cinéaste a écouté le conseil de la comédienne, et la fin du récit est plus « heureuse » ou du moins suspendue, tout en conservant une conclusion ouverte, comme souvent chez Kieslowski. Le dernier regard de Magda dans la lunette est à la fois rétrospectif (la bouteille de lait renversée), peut-être prospectif (le retour de Tomek auprès d’elle) ou carrément onirique (ne rêve-t-elle pas ?). Oui, Magda rêve peut-être. Probablement que, dans un instrument d’optique, elle se fait « son cinéma ».
Chez Kielowski, les murs qui se dressent entre les gens sont bel et bien tangibles : fenêtres d’appartement, vitres de guichets officiels ou loupes grossissantes de télescopes traqueurs. Tout le cinéma du cinéaste polonais consiste à plaquer le visage du spectateur sur ces obstacles pour le forcer à découvrir le rayonnement de l’âme. Tomek rêve de briser la glace mais ne supporte pas la chaleur humaine. Et contrairement aux apparences et à son comportement volage, Madga (la belle et émouvante Grażyna Szapolowska vue notamment chez Karoly Makk, Marco Bellochio ou Andrzej Wajda) n’est pas plus experte en amour. En résulte un véritable suspense moral !
Sixième volet du Décalogue, magnifique tentative de bilan de notre modernité, avec comme repères instables, des règles «millénaires» dont l’observance ne peut jamais aller de soi, Brève histoire d’amour apparaît comme étant probablement la plus belle réussite de Kieslowski. Avec une maîtrise et une rigueur admirables (dans sa jeunesse, ses amis le surnommaient « l’ingénieur »), dans un montage sec dans il a le secret, le metteur en scène signe un chef d’oeuvre fulgurant et brutal en décrivant l’obsession d’un jeune homme et le trouble d’une femme dans un conte dont la cruauté fait aussi la beauté.
Brève histoire d’amour, le mardi 14 mai à 19h30 au Palace, avenue de Colmar à Mulhouse. La séance est présentée et animée par Pierre-Louis Cereja.
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