Un petit secret de beauté
« La beauté commence au moment où vous décidez d’être vous-même » disait Coco Chanel. C’est bien ce qui préoccupe Elizabeth Sparkle. Cette femme de la cinquantaine est le star d’une émission télévisée d’aérobic… Pour cause de besoin pressant et parce que les toilettes dames sont fermées, Mlle Sparkle entre chez les hommes et s’enferme dans une cabine. Là, elle entend le patron de la chaîne dire qu’elle a fait son temps, qu’il est en temps de lui trouver une remplaçante. Bref, qu’Elizabeth est vieille et bonne à jeter.
Elle se souvient qu’alors, aux urgences de l’hôpital où elle était prise en charge à la suite d’un accident de la circulation, une blouse blanche qui lui avait glissé une clé USB. Sur la clé, un message des plus intrigants. « Avez-vous déjà rêvé d’une meilleure version de vous-même ? » Pour cela, il suffit d’essayer The Substance qui permet de générer « une autre version de vous-même, plus jeune, plus belle, plus parfaite ». La proposition tombe pile pour une Elizabeth complètement déprimée d’avoir été virée vite fait. Il suffit de respecter le mode d’emploi. Vous activez une seule fois. Vous stabilisez chaque jour. Vous permutez tous les sept jours sans exception. Il suffit de partager le temps. Simple comme bonjour. Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
The Substance s’ouvre par une belle séquence qui se déroule sur le fameux trottoir d’Hollywood où s’alignent les étoiles des stars. Celle d’Elizabeth Sparkle a été installée et elle est brillante. Mais le temps passe. Une feuille morte, le ciment de l’étoile qui se fissure, un pigeon, un macdo plein de ketchup qui s’écrase dessus. Et puis ce dialogue of. « Tu te souviens d’elle ? Elle a joué dans, dans… » C’est d’ailleurs, sur l’étoile de Miss Sparkle, que le film vient boucler la boucle.
Révélée en 2017 par Revenge, un thriller d’horreur déjà, la cinéaste française Coralie Fargeat a connu, dès sa seconde réalisation, les prestigieux honneurs de la compétition officielle au dernier Festival de Cannes. Avec, pour cerise sur le gâteau, le prix du meilleur scénario pour The Substance qui le mérite tout à fait. Car voici, du pur cinéma de genre avec de l’horreur qui ne se voile pas la face (spectateurs qui ne supportent pas la vue d’une injection intraveineuse, s’abstenir) mais aussi une aventure dans laquelle on se glisse avec une réelle aisance. Probablement parce que cet univers de Barbies trop souriantes où tout n’est qu’apparence nous est familier. Là où la cinéaste réussit son coup, c’est lorsqu’elle revendique le côté extrême de son film, l’excès, la non-subtilité, le lâcher-prise. « Le film est, dit Coralie Fargeat, tout ce que l’on ne s’autorise pas dans la vraie vie, notamment en tant que femmes, où l’on doit être policées, souriantes, délicates, en contrôle, de bon goût. C’était vraiment ça que je voulais envoyer valser. » Alors, au risque de secouer et heurter, elle ne s’est en effet privée de rien.
En bonne cinéphile -elle connaît son Cronenberg, son Carpenter, son Lynch ou son Aronofsky sur le doigt des doigts, Coralie Fargeat, qui aime aussi clairement les couloirs kubrickiens, distille une fable sur la chair et la métamorphose, sur la mutation des corps et l’inévitable finitude mais aussi une parabole de la reconnaissance et de l’amour qu’on va chercher dans les yeux des autres.
The Substance permet aussi à sa réalisatrice de développer un discours féministe qui a l’intelligence de ne pas nier la complexité des choses. « Qu’est-ce qui a trait, s’interroge-t-elle, à notre liberté individuelle de nous exprimer exactement comme on le veut, de jouer de notre corps comme on le veut, de choisir d’être ou non sexualisée, quelle est la part de liberté, quelle est la part d’injonction ? C’est très complexe, quand on est une femme, de se situer par rapport à ces questions. Ce n’est pas noir ou blanc, ce n’est pas « ah ouais je suis forte, j’en ai rien à foutre de mon apparence », « il faut être sexy » ou « il ne faut pas être sexy »… »
Tout ce qui se passe dans The Substance, est lié au corps, qu’il soit beau et triomphant ou, plus tard, dans le délabrement. La réalisatrice s’est inspirée d’images auxquelles elle fut confrontée dans son adolescence, notamment une VHS de Cindy Crawford en justaucorps rouge, avec sa nouvelle technique pour perdre sa cellulite et se gainer. Le sourire ultra bright, les abdos, les jambes élancées, tout semblait dire «si vous ressemblez à ça, votre vie sera changée et vous serez heureuse, aimée ».
C’est ce rêve, cette magie qui transporte la ravissante Sue, clone « né » non pas de la côte d’Elizabeth mais de son dos. Tandis qu’Elizabeth Sparkle quête une sorte d’éternelle jeunesse ou tente au moins d’arrêter les outrages du temps, Sue vit, notamment dans le regard désirant de son patron et dans l’oeil vorace de la caméra, l’ivresse d’une célébrité aussi instantanée que forcément passagère. Le souci, c’est que l’une et l’autre vont rapidement oublier que la voix qui vend cette modification cellulaire de leur ADN, répète « You are One », autrement dit tout ce qui est pris d’un côté est perdu de l’autre…
En limitant beaucoup les dialogues, The Substance repose sur une mise en scène rapide, rythmée, allègre et colorée, qui apprécie les plongées, les images anamorphiques, les cadrages en très gros plan. Cette odyssée de deux belles virant à des freaks peut s’appuyer sur trois comédiens qui se donnent à fond. Apparaissant par brefs épisodes, Dennis Quaid compose un patron de chaîne hystérique et odieux. Sa façon de manger des crevettes mayonnaise est positivement écoeurante. Les Monty Python ne sont pas loin.
Mais ce sont surtout Demi Moore et Margaret Qualley (Sue) qui s’emparent avec brio des deux faces d’une même entité. A 61 ans, la star de Ghost (1990) n’a pas dit son dernier mot. Elle donne toute la mesure de son talent, n’hésitant pas à se montrer nue pour affronter sa jeune concurrente dans cette monstrueuse parade en forme de quête absolue de la beauté.
Coralie Fargeat aime le cinéma de genre parce qu’il permet de sortir du réalisme, du sociologique, de l’intellectualisme. Ici, avec un robuste body horror, elle invite le spectateur à savourer un plaisir jouissif. Il ne faut pas hésiter à s’y laisser aller !
THE SUBSTANCE Thriller d’horreur (USA/France – 2h21) de Coralie Fargeat avec Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid, Gore Abrams, Oscar Lesage, Robin Greer, Tom Morton, Christian Erickson. Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement. Dans les salles le 6 novembre.
Cendrillon et le sale gosse russe
« Trinquons à nos accents pourris ! » Il a 21 ans, elle en a 23. Lui est un gamin pourri gâté, fils d’un oligarque russe. Elle est danseuse érotique dans un club de Manhattan nommé Headquarters. C’est là qu’Ani et Ivan se rencontrent. Lui fait constamment la bringue avec ses copains. Elle bosse en aguichant les clients pour les entraîner, selon leurs moyens, dans des cabines privées ou des salons VIP. Ne reste alors à Ani qu’à se trémousser, quasiment nue, sur des hommes qui ont le droit de poser leurs mains sur ses fesses mais pas plus… Ivan a bien envie de jouer aussi à ces jeux-là mais il voudrait d’une strip-teaseuse parlant la langue de Tolstoï. C’est le cas d’Ani. En riant, tous les deux se parlent en russe. La magie opère, Ivan surnommé Vanya tombe sous le charme de cette Cendrillon touchante mais vénale qui vit, modestement, à Brighton Beach le quartier russophone de Brooklyn.
Lors du dernier Festival de Cannes, beaucoup tablaient sur une Palme d’or pour Les graines du figuier sauvage tant le film du cinéaste iranien Mohammad Rasoulof était d’une magnifique puissance dramatique en évoquant, aux heures du mouvement Femme, Vie, Liberté, le sort de Rezvan et Sana, deux jeunes habitantes de Téhéran dont la simple envie est d’abandonner le foulard et mettre du vernis de couleur sur leurs ongles…
Ici même aussi, on aurait bien vu une Palme pour Les graines… auquel le jury cannois accorda son prix spécial, Greta Gerwig, la présidente, couronnant Anora, le huitième long-métrage de Sean Baker. Le cinéaste américain n’est pas un inconnu sur la Croisette puisque ses deux précédents films avaient figuré dans la Quinzaine des réalisateurs 2017 (The Florida Project) et la compétition officielle 2021 (Red Rocket). Avec sa Palme, Baker ramène donc le trophée en Amérique pas moins de treize ans après The Tree of Life de Terrence Malick.
Mais surtout, Sean Baker signe une Palme qui s’apparente à une… comédie, genre qui n’est pas, et de loin, le plus primé à Cannes ! Anora va ainsi devenir une variation assez singulière sur le mythe de Cendrillon, emblématique du cinéma de Sean Baker.
Conte ancien, que Charles Perrault ou les frères Grimm rendirent célèbre, peut en effet, dans le cadre d’une analyse psychanalytique et dans une optique plus spécifiquement sexualisante, poser deux images fondamentales de la femme tout en essayant de les concilier : l’idéal féminin, sublimé, qui attire tous les regards et l’image de la femme simple, sauvage et farouche après minuit.
Grand ado dissolu, flambeur et immature, Vanya va se piquer au jeu. Ani est d’abord un épatant jouet érotique et le gamin l’embauche pour plusieurs rencontres sexuelles. Mieux, il s’attache à la jeune femme et lui offre 15 000 dollars pour qu’elle passe une semaine avec lui. L’occasion d’un voyage à Las Vegas fera le reste. Vanya demande sa main à Ani qui n’en croit pas un mot. D’ailleurs, comme rétribution, elle réclame une bague de cinq carats. Qu’à cela ne tienne ! Une petite chapelle blanche fait l’affaire. Et voilà la petite escort devenue Madame Zakharov. Les réseaux sociaux russes s’emparent de la nouvelle. Galina et Nikolai, les parents d’Ivan, s’alarment. Leur fils marié avec une prostituée !
Soudain, alors qu’Anora semblait raconter une (improbable) histoire d’amour, le film bifurque. Les parents Zakharov ont donné des ordres. Toros, Garnick et Igor sont chargés de récupérer Ivan et de mettre immédiatement en œuvre une procédure d’annulation du mariage. Commence alors une course-poursuite trépidante, drôle et sombre à la fois. Alors que le trio de gopniks investit le somptueux manoir dans lequel vivent Ani et Ivan, ce dernier réussit à prendre la fuite. Voilà Ani séquestrée, baillonnée mais toujours capable de hurler comme une furie et de distribuer des horions. A travers les rues de Brighton Beach, Coney Island, ou Manhattan, entre salle de billards et restaurants, la nuit va être longue pour Toros, par ailleurs prêtre orthodoxe !, et ses deux nervis arméniens.
Même s’il y a quelques longueurs et si Baker est parfois complaisant avec les scènes de sexe, Anora est une œuvre frénétique, qui fonce dans le tas (on pense parfois à des personnages des frères Coen) et Sean Baker, qui a souvent filmé l’Amérique des marges, réussit brillamment à montrer le côté moyennement flatteur du rêve américain en pleine dégringolade.
Si Anora séduit, c’est aussi à cause de l’épatante performance de Mikey Madison qui fait de son Ani un personnage savoureux, déglingué et pathétique. La comédienne, aperçue dans Once Upon a Time… in Hollywood (2019) et vue dans Scream (2022), dit : « Je souhaitais l’incarner comme une jeune femme qui ne se connaît pas très bien, ce qui, à certains égards, est une forme de protection. »
L’acteur russe Mark Eydelshteyn campe joliment un jeune type richissime et en pleine débauche. Rien ne l’intéresse jusqu’à ce qu’il rencontre Ani. Alors la vie lui semble plus belle même si elle va devenir franchement compliquée.
Et puis il y Karren Karagulian (vieil ami de Sean Baker et à l’origine du projet) qui incarne Toros, Vache Tovmasyan (Garnick) et Yura Borisov, le taiseux Igor, tous les trois sont de vrais pieds nickelés embarqués dans une grosse galère avec une tapineuse paumée.
Sean Baker nous amuse d’abord avec une love story sur fond de lap dance puis avec une odyssée burlesque qui s’achève sur un éclat de rire russe (et si Ivan avait fait tout cela pour provoquer sa mère?), Anora se termine de manière bigrement mélancolique. Non, décidément non, Ani-Cendrillon n’a pas fini d’en baver…
ANORA Comédie dramatique (USA – 2h18) de Sean Baker avec Mikey Madison, Mark Eydelshteyn, Yura Borisov, Karren Karagulian, Vache Tovmasyan, Aleksey Serebryakov, Darya Ekemasova. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 30 octobre.
La vérité n’est pas toujours juste
Il est bien loin, le temps où, à cause de l’inspecteur Harry, de son énorme Magnum .44 et de ses méthodes expéditives, Clint Eastwood était considéré, par une certaine critique française, comme un gros fasciste. Depuis, Eastwood est tout simplement devenu une légende, peut-être la dernière, d’Hollywood.
C’est le pistolero taciturne et fumeur de cigarillo de la fameuse trilogie westernienne du dollar de Sergio Leone qui le rend célèbre. Et évidemment le redoutable Harry Callahan, matricule n°221 de la police de San Francisco !
Presque à la surprise générale, Eastwood entame, au début des seventies, une carrière de réalisateur avec Play Misty for Me (Un frisson dans la nuit, 1971) et il ne cessera de mettre en scène, jusqu’à aujourd’hui, des œuvres aussi remarquables que Honkytonk Man, Pale Rider, Bird, Impitoyable, Un monde parfait, Sur la route de Madison, Mystic River ou Million Dollar Baby… Le tout dans une alternance, très hollywoodienne, entre productions commerciales et films d’auteur.
Et si l’aventure devait maintenant toucher à sa fin ? Quarante et unième film d’Eastwood, Juror#2 a été annoncé comme l’ultime œuvre du maître, aujourd’hui âgé de 94 ans. En tout cas, ce film n’a rien de crépusculaire. Bien au contraire, Eastwood s’inscrit pleinement dans une production relevant du pur classicisme (de l’académisme, diront ses détracteurs) tant pour son écriture que par le thème abordé.
Telle la Justice, une femme, les yeux bandés, s’avance… Mais il ne s’agit que d’une future maman, sur le point d’arriver au terme d’une grossesse à risque, à laquelle son compagnon fait découvrir l’aménagement de la chambre du nouveau-né à venir. On ne peut néanmoins s’empêcher de voir un clin d’oeil du cinéaste à cette justice qui va occuper tout Juré n°2.
Justin Kemp a tout d’un brave et futur père de famille. Il chouchoute son Ally un peu apeurée à l’approche de son accouchement. Et il est prêt à tout faire pour se faire exempter de son rôle de juré. Kemp a été tiré au sort pour un procès qui doit juger un certain James Sythe accusé d’avoir assassiné sa petite amie Kendall Carter. Kemp demande à la présidente de la Cour d’être dispensé de son rôle de juré pour rester au côté de sa femme très enceinte. Mais, en fait, Kemp sait qu’il est à l’origine de l’acte criminel qui vaut à Sythe de comparaître..
Kemp se trouvait en effet dans le bar où Sythe et Kendall s’engueulaient copieusement. Dehors, le couple continue à se quereller avant que l’une et l’autre s’éloignent. Kemp, lui, est monté dans sa voiture et a aussi pris la route. Dans la nuit noire, sous une pluie battante, il heurte ce qu’il pense être une bête sauvage. Bientôt, il découvre qu’il a percuté Kendall, la jetant dans le fossé où elle succombe à ses blessures.
C’est le scénariste Jonathan Abrams qui a eu l’idée du pitch de Juré n°2 en aidant un ami procureur dans une affaire de sélection de jurés pour un procès… « C’est toujours intriguant, dit Clint Eastwood, lorsqu’un scénariste place un personnage au cœur d’un dilemme moral, et chacun peut se projeter dans ce cas de figure particulier qui se déroule dans l’enceinte d’un tribunal. Je me suis dit que c’était une histoire solide et qu’elle donnerait lieu à un bon film. » Bingo !
Avec ce Juror#2, Eastwood s’inscrit complètement dans les codes d’un genre qui a toujours été en vogue dans le cinéma américain : le film de procès. On retrouve donc ici la grande salle d’audience, la présidente sur son estrade, et, sur leurs bancs, l’avocat de la défense et le représentant de l’accusation, en l’occurrence la procureure adjoint Faith Killebrew, une battante, habillée d’un tailleur très couture, qui ne lâche jamais son os.
A travers le décorum du procès (le chef opérateur québecois Yves Bélanger réussit une photographie très travaillée dans les clairs-obscurs) et ses péripéties, Eastwood cerne les différentes personnalités en lice, ainsi Faith Killebrew (Toni Collette) en campagne politique pour son élection au poste de procureure générale. Une lourde condamnation de Sythe serait une aubaine dans cette campagne…
Mais, évidemment, c’est Justin Kemp qui se trouve au centre du dispositif filmique. Car le juré n°2, taraudé par le dilemme moral « se protéger ou se livrer » va, petit à petit, révéler les facettes troubles de sa personnalité. On retrouve ainsi ce jeune type, rédacteur dans un petit magazine, dans une réunion des Alcooliques anonymes où l’animateur lâche un prémonitoire « On ne souffre que de nos secrets ».
Le scénario de Juré n°2 (qui a été tourné en Géorgie, notamment à Savannah) réserve d’ailleurs quelques chemins de traverse dans lesquels on s’engouffre volontiers, ainsi cette surprise « policière » ou un transport sur les lieux de tous les jurés…
Enfin, l’audience achevée, vient le temps du délibéré. On ne peut alors s’empêcher de songer au célèbre Douze hommes en colère (1957). Comme dans le film de Sidney Lumet, l’affaire doit être vite bouclée. L’accusé est (forcément) coupable et tout le monde a envie de vite rentrer chez soi. Tout comme l’architecte Davis, le juré n°8 de Lumet, Justin Kemp va vouloir instiller le doute chez ses confrères jurés. A cette nuance près, que le personnage d’Henry Fonda (de blanc vêtu comme un chevalier de la vérité) avait relevé les failles de l’enquête alors que Kemp, pris dans la tourmente, connaît la vérité et semble souvent sur le point de se prendre les pieds dans le tapis…
Vu aussi bien dans La favorite de Lanthimos que dans X-Men : Dark Phoenix et prochainement en Lex Luthor dans Superman, Nicholas Hoult est ce garçon propre sur lui, pilier d’une idéale famille américaine. Mais, comme souvent chez Eastwood, le mal est à l’oeuvre et le venin du mensonge comme le dysfonctionnement de la société viennent « pourrir » une image idyllique. La violence est toujours tapie dans un coin et jusque sur le pare-chocs d’une Toyota verte.
Indécrottable Américain et vrai humaniste, Clint Eastwood s’applique souvent à glisser un once d’espoir dans ses films. Mais, ici…
JURE N°2 Drame (USA – 1h54) de Clint Eastwood avec Nicholas Hoult, Toni Collette, J.K. Simmons, Kiefer Sutherland, Zoey Deutch, Chris Messina, Cedric Yarbrough, Gabriel Basso, Francesca Eastwood, Leslie Bibb, Amy Aquino. Dans les salles le 30 octobre.
Ses amours, ses emmerdes, ses chansons, son film
Deux tziganes, sans répit, grattent leurs guitares
Ranimant du fond des nuits toute ma mémoire
Sans savoir que roule en moi un flot de détresse
Font renaître sous leurs doigts ma folle jeunesse
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Jouez tziganes, jouez pour moi avec vos deux flammes
Afin de couvrir la voix qui dit à mon âme
Où as-tu mal? Pourquoi as-tu mal, ah?
T’as mal à la tête mais
Bois un peu moins aujourd’hui
Tu boiras plus demain
Et encore plus après demain
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Je veux rire, je veux chanter
Et saouler ma peine
Pour oublier le passé qu’avec moi je traîne
Allez, apportez-moi du vin fort
Car le vin délivre
Oh, versez, versez m’en encore
Pour que je m’enivre
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Deux guitares en ma pensée jettent un trouble immense
M’expliquant la vanité de notre existence
Que vivons nous ? Pourquoi vivons nous ?
Quelle est la raison d’être ?
Tu es vivant aujourd’hui, tu seras mort demain
Et encore plus après demain
La la la ekh
Enê is chê, is chê, is chê mênaga mênaga mênaga eh
Enê is chê raz, chê mênaga mênaga raz
Quand je serais ivre mort
Faible et lamentable
Et que vous verrez mon corps rouler sous la table, alors
Alors vous pourrez cesser vos chants qui résonnent
Mais en attendant, jouez
Jouez j’ordonne
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is chê mênaga mênaga raz
E khê raz, is cho raz
Is cho mênaga mênaga raz
Ah, il en a pris pour son compte, le jeune Charles Aznavour ! Rastaquouère, nabot, Juif, infirme à la voix cassée et nasillarde. Un journaliste écrit : « Les Arméniens sont bons pour compter les sous. M. Aznavour devrait se lancer dans la comptabilité… » Face à ces critiques qui tiennent clairement de l’insulte, le chanteur fait le dos rond, convaincu qu’il aura un jour son nom en haut de l’affiche mais aussi que, seul, un travail acharné lui permettra de percer et de concrétiser son rêve.
« Lorsque vous vous intéressez au parcours de Charles Aznavour, remarque Grand Corps Malade, vous ne pouvez que faire le constat de cette volonté hors norme (…) Charles était fils d’apatrides, a connu la pauvreté, était petit de taille et avait la voix voilée, et malgré ces handicaps, il est rentré dans l’histoire de la chanson française. Il a su défoncer les portes fermées, ne pas tenir compte des critiques peu amènes à son égard, des propos racistes dont il était l’objet – on n’a pas idée des qualificatifs qui lui ont été adressés dans la presse, c’était très violent ! Même ses sourcils ont été moqués ! »
Ce sont les pages d’un livre d’histoire(s) que tournent Medhi Idir et Grand Corps Malade. Le livre de la vie de Charles Aznavour (1924-2018) dont les chapitres portent les titres de chansons de légende comme Je m’y voyais déjà, La bohème ou Emmenez-moi. Autant dire que les fans du chanteur s’y retrouveront sans peine. Et que d’aucuns fredonneront probablement en douce dans la salle obscure.
Tout commence pendant la guerre lorsque la famille Aznavourian peine à joindre les deux bouts, sans perdre pour autant une joie de vivre profondément ancrée dans l’âme de Micha, le père, de Knar la mère ou d’Aïda, la grande sœur qui couve le petit Charles. La seconde doute toujours, le premier, artiste jovial et haut en couleurs est persuadé qu’ils s’en tireront toujours, au motif de « regarde d’où nous venons… » Charles, lui, a les yeux ronds quand il voit les siens danser jusqu’à l’étourdissement. Parce qu’il sait prendre l’accent… africain, les portes du spectacle s’ouvriront très tôt pour lui. Mais la route sera longue et les épreuves multiples.
Les premières séquences de Monsieur Aznavour mixent ces scènes de liesse familiale, de fête permanente où la joie doit damer le pion à la misère et les images d’archives du dramatique exil arménien, une origine qui hantera toujours le chanteur et fera de lui un militant actif de cette cause. Le film évoque aussi les Aznavour cachant, sous l’Occupation, dans leur appartement parisien, des Juifs et des Arméniens dont les résistants communistes Mélinée et Missak Manouchian, l’un des héros de la tristement fameuse Affiche rouge…
Puis, le film s’attache à montrer combien, porté par sa passion et élevé par ses parents dans une atmosphère de musique et de théâtre, Charles Aznavour ne cessera de se battre. Les deux cinéastes mettent largement en avant sa ténacité. Quitte à douter de lui et à se demander s’il ne s’est pas vu trop grand, Aznavour bosse et bosse encore. Il écrit des textes de chansons, travaille au piano et s’étonne même qu’écrire lui soit si facile. « À partir du moment où Charles découvre l’écriture, observent les cinéastes, une bascule opère. Il est comme un super-héros qui prend conscience de son pouvoir. Dès lors, il est tellement immergé dans son monde qu’il en oublie son entourage… »
Dans cette quête obstinée qui passe par une vraie solitude, va aussi se poser la question de l’attention portée à sa famille, qu’il a souvent négligée au profit de son art. Pour Aznavour, pas de doute cette fois, il est convaincu de ce qui est prioritaire dans son existence.
Ce sera ainsi le duo vocal qu’il formera, de 1942 à 1949, avec Pierre Roche, pianiste, compositeur et directeur du Club de la chanson que le film ramène justement dans la lumière. Viendra ensuite la parenthèse enchantée avec Edith Piaf qui prendra sous son aile un gaillard qu’elle surnomme « mon petit génie con » et auquel elle prodiguera (après l’avoir poussé à se faire refaire le nez) de précieux conseils avant qu’Aznavour décide de voler de ses propres ailes, toujours persuadé « qu’il n’y a que le travail qui paye ».
Peut-être parce qu’on aime les chansons d’Aznavour, on entre avec une confondante facilité dans ce film qui repose, avec un beau travail sur les atmosphères et les couleurs, sur une aventure exceptionnelle. Dans le milieu de la chanson, peu d’artistes ont réussi à percer et à convaincre sans coup férir. Mais on a, ici, le sentiment que les obstacles ont été encore plus nombreux sur le chemin d’Aznavour. Et l’émotion étreint le spectateur quand, ce soir de décembre 1960, le chanteur, après avoir interprété Je m’voyais déjà et son fameux complet bleu « qui était du dernier cri » devant « ce Tout-Paris « qui nous fait si peur », se tient derrière le rideau de l’Alhambra. Il est sûr que sa carrière est finie. On le pousse à aller saluer. Il revient dans la lumière. Le public l’applaudit à tout rompre. Aznavour est né.
Pour incarner le chanteur, Medhi Idir et Grand Corps Malade ont trouvé en Tahar Rahim un interprète époustouflant. Si le comédien a d’abord rigolé en apprenant qu’on pensait à lui pour Aznavour, il a réussi à se fondre dans le personnage sans jamais imiter le grand Charles mais en jouant la ressemblance sans tomber dans le masque. L’acteur, découvert dans Un prophète (2009) raconte : « J’ai pris des cours de danse pour les séquences qui en nécessitaient. Mais c’est surtout le chant qui m’a pris le plus de temps : entre six et huit heures par semaine pendant six mois, puis, pendant le tournage, je continuais à prendre des cours le soir. Même chose pour le piano, il m’a fallu répéter à outrance pour parvenir à être crédible. Car il n’était pas question que je sois doublé dans les séquences musicales! Ce sont donc mes mains que l’on voit jouer. Pour pouvoir tourner ces plans, et toutes les séquences de chant et de spectacles, je me suis retrouvé à travailler d’arrache-pied… comme Charles! Ce défi faisait partie de l’aventure de ce film. »
« Consultant de luxe du film », selon ses réalisateurs, Aznavour avait adoubé le projet, intéressé par la même approche qu’eux, en l’occurrence traiter principalement de son avant-succès, de ses années de galère, de sa période aux côtés d’Édith Piaf. « Charles aurait même souhaité que le récit s’achève là. Mais nous tenions à raconter aussi sa bascule vers le succès, sa décennie magique que furent les années 1960 où il écrivit ses grands tubes, afin que les spectateurs aient aussi le plaisir de les entendre. »
C’est chose faite dans ce Monsieur Aznavour où on apprécie les beaux portraits de Pierre Roche et Edith Piaf en remarquant aussi les silhouettes fugaces de Bécaud, Trenet ou Johnny Hallyday pour lequel Aznavour, sur une musique de Georges Garvarentz, écrivit Retiens la nuit.
Fils d’immigrés et d’apatrides, Aznavour est devenu l’un des symboles de la culture française, un « ambassadeur de la chanson française à travers le monde ». Un monument, en somme ! Que le film parvient, avec aisance, à nous rendre proche et humain
MONSIEUR AZNAVOUR Biopic musical (France – 2h13) de Mehdi Idir et Grand Corps Malade avec Tahar Rahim, Bastien Bouillon, Marie-Julie Baup, Camille Moutawakil, Hovnatan Avedikian, Ella Pellegrini, Petra Silander, Lionel Cecilui, Victor Meutelet. Dans les salles le 23 octobre.
Hier encore j’avais vingt ans
Je caressais le temps
Et jouais de la vie
Comme on joue de l’amour
Et je vivais la nuit
Sans compter sur mes jours
Qui fuyaient dans le temps
J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air
J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés
Que je reste perdu ne sachant où aller
Les yeux cherchant le ciel, mais le cœur mis en terre
Hier encore j’avais vingt ans
Je gaspillais le temps
En croyant l’arrêter
Et pour le retenir même le devancer
Je n’ai fait que courir
Et me suis essoufflé
Ignorant le passé conjuguant au futur
Je précédais de moi, toutes conversations
Et donnais mon avis que je voulais le bon
Pour critiquer le monde avec désinvolture
Hier encore j’avais vingt ans
Mais j’ai perdu mon temps
A faire des folies
Qui ne me laissent au fond
Rien de vraiment précis
Que quelques rides au front
Et la peur de l’ennui
Car mes amours sont mortes avant que d’exister
Mes amis sont partis et ne reviendront pas
Par ma faute j’ai fait le vide autour de moi
Et j’ai gâché ma vie et mes jeunes années
Du meilleur et du pire
En jetant le meilleur
J’ai figé mes sourires
Et j’ai glacé mes pleurs
Où sont-ils à présent
A présent mes vingt ans ?
Portrait cruel d’un président en devenir
« Je ne suis pas un escroc ! » Ce sont quasiment les premiers mots qui résonnent dans The Apprentice. Ils ne sont pas le fait de Donald Trump mais bien de l’un de ses prédécesseurs à la Maison Blanche. On a nommé Richard Nixon. Un Nixon qui devra, pour cause de Watergate, abandonner plutôt honteusement le pouvoir suprême…
C’est un Trump pas très reluisant qui est au coeur de The Apprentice. Car, bien avant de devenir milliardaire, star d’une émission de télé-réalité ou président des États-Unis, Donald J. Trump a été, dans les seventies, un travailleur acharné, déterminé à faire fortune sur le marché immobilier new-yorkais.
En attendant, le fils à papa, toujours soucieux de la position de sa mèche de cheveux, arpente les couloirs d’immeubles sans joie pour collecter des loyers qu’on devine usuraires. Trump est hargneux mais il est le plus souvent accueilli par des injures, voire des jets d’eau bouillante !
Même si, à l’époque, Manhattan était considéré comme un quartier miséreux et gangréné par la criminalité, Trump était convaincu que la ville allait renaître de ses cendres et qu’il était l’homme de la situation pour mener cette renaissance – si seulement il avait les bons appuis.
Ces appuis, il va les trouver en écumant les boîtes de nuit réservées à l’élite new-yorkaise. C’est là que ce jeune type qui ne boit que de l’eau, va croiser Roy Cohn, un avocat aussi pugnace que sulfureux. D’emblée, les deux hommes se rapprochent dans la même volonté d’intégrer la haute société de New York qui les bat froid alors même que l’un et l’autre appartiennent à des milieux aisés.
Connu pour Border en 2018 et pour Les nuits de Mashad (2022) qui valut à Zar Amir-Ebrahimi le prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes, le cinéaste irano-danois Ali Abbasi n’entend pas balayer tout le parcours de Trump. Ici, dans son premier film en anglais, il porte un regard plus intime sur un épisode de la vie de Trump qui aura des répercussions majeures sur la culture américaine et le monde dans son ensemble. « Il ne s’agit pas d’un biopic sur Donald Trump, dit Abbasi. On ne s’intéresse pas aux moindres détails de sa vie, de sa naissance à nos jours. On a cherché à raconter une histoire très spécifique à travers sa relation avec Roy, et à travers celle de Roy avec lui. »
Le projet de The Apprentice voit le jour au printemps 2017, alors que Trump était président depuis quelques mois seulement. Le scénariste Gabriel Sherman, par ailleurs journaliste politique aguerri, travaille avec des sources de longue date, dont la plupart lui font remarquer que pendant sa campagne et ses premiers jours à la Maison Blanche, Trump se servait de tactiques auxquelles Cohn l’avait initié. « Roy lui a appris, note Sherman, à utiliser les médias en lui expliquant que faire parler de soi aux infos était un moyen d’obtenir du pouvoir ».
The Apprentice va donc s’axer sur cette relation entre Trump et Cohn qui présente un fort potentiel cinématographique. Loin du banal biopic mais sans tomber non plus dans la satire polémique totalement caricaturale, ce thriller sans coups de feu mais non sans violence, est un conte moral.
De fait, on y voit comment un jeune entrepreneur qui cherche ses mots tout comme l’approbation et la reconnaissance de son père, tombe sous le charme d’un Cohn qui va lui livrer toutes les ficelles pour mettre à profit un système corrompu en usant de méthodes aussi sournoises que féroces.
Ainsi Roy Cohn lui fournit trois commandements capitaux. Règle n°1 : Attaquer. Attaquer. Attaquer. Règle n°2 : Ne rien reconnaître. Tout nier en bloc. Règle n°3 : Revendiquer la victoire et ne jamais reconnaître la défaite. De son côté, le credo de Trump est simple comme bonjour. « Dans la vie, dit-il, il y a deux types de gens. Les tueurs et les losers ». On a compris que lui se situe du côté des gagnants. Donc des tueurs. Au bout du compte, pour les deux hommes, le seul objectif est de rafler la mise. Dans les seventies, c’est par exemple d’obtenir de la ville de New York des dégrèvements d’impôts pour construire, notamment, la fameuse Trump Tower. Plus tard, ce sera d’entrer à la Maison Blanche.
Reprochant à la plupart des reconstitutions historiques, leur côté lisse et trop sage, Abbasi entend proposer une version punk d’un film d’époque. Du coup, avec une belle énergie, il va chercher du côté de l’atmosphère du Casino (1995) de Scorsese ou encore de l’allant, souvent dévastateur, de séries comme Dallas ou Les Soprano.
Pour faire le poids, The Apprentice avait besoin de deux excellents interprètes pour cette success story sur fond de Make America Great Again. Sebastian Stan campe un jeune Trump excessif et haineux et à la morale sinon absente, du moins très élastique. Mais ce parfait rascal, déjà obnubilé par la peur de vieillir, est nanti d’une âme damnée aussi tordue que lui mais, alors, avec infiniment plus d’expérience. C’est l’excellent Jeremy Strong (connu pour son personnage de Kendall Roy dans la série HBO Succession) qui se glisse dans la peau de Roy Cohn, conseiller juridique de Trump de 1974 à 1986.
Type sulfureux dont l’existence lui vaudra d’être emporté par le sida, Cohn, marqué par son appartenance au maccarthysme, oeuvra comme procureur à la condamnation à mort des époux Rosenberg. Dans l’ombre de Trump, usant volontiers de méthodes mafieuses, l’avocat va façonner un disciple qui en viendra in fine à le dominer après avoir absorbé ses leçons les plus inquiétantes.
On le sait bien, le cinéma n’a jamais changé le monde mais il peut nous éclairer. Cette évocation de Trump est à la fois distrayante, mais oui, tout en faisant froid dans le dos. Sa relation aux femmes est singulièrement éprouvante et celle au reste de l’humanité marquée par un mépris profond.
Pour le reste et alors que l’élection présidentielle approche, Steven Cheung, directeur de campagne de Donald Trump, a publié naguère un communiqué critiquant le film et indiquant vouloir porter plainte contre le réalisateur. Attaquer toujours…
THE APPRENTICE Comédie dramatique (USA – 2h) d’Ali Abbasi avec Sebastian Stan, Jeremy Strong, Maria Bakalova, Martin Donovan, Catherine McNally, Charlie Carrick, Ben Sullivan, Mark Rendall, Iona Rose MacKay, Emily Mitchell. Dans les salles le 9 octobre.
La reporter rebelle, la folie d’Arthur et les états d’âme de Barbie
PHOTOGRAPHIES.- C’est le temps béni des vacances sur la Côte d’Azur, les heures de farniente avant que les ombres de la Seconde Guerre mondiale s’avancent sur l’Europe. A Mougins, à la fin des années trente, Lee Miller, qui fut mannequin pour Vogue, passe du bon temps avec Pablo Picasso, Paul et Nusch Eluard ou encore Solange d’Ayen et son mari Jean de Noailles. C’est là que l’existence de Lee va croiser celle de l’écrivain surréaliste Roland Penrose. Elle épousera le Britannique dans l’Angleterre de 1947. Auparavant la vie de Lee Miller aura été bouleversée pour toujours par sa participation à la guerre en tant que reporter de guerre, témoignant, dans les rangs de la 83e division américaine, des combats de Normandie avant de poursuivre vers l’Allemagne en étant, l’une des premières, avec David E. Scherman, correspondant du magazine Life, à découvrir l’horreurs des camps de concentration de Buchenwald et Dachau… Il faudra à Lee Miller batailler dur pour que ses photos soient publiées. Elles le seront dans un numéro du Vogue américain dans l’immédiat après-guerre…
C’est en tombant, dans une librairie de New York, sur un livre consacré à Lee Miller qu’Ellen Kuras prend connaissance de l’extraordinaire destin de l’artiste américaine (1907-1977). Cette directrice de la photo réputée (elle a travaillé avec Spike Lee, Jim Jarmush, Michel Gondry ou Sam Mendès) trouve un air de ressemblance entre Lee et Kate Winslet qu’elle avait connu sur les tournages d’Eternal Sunshine of the Spotless Mind (2004) puis des Jardins du roi (2014). Elle décide d’envoyer un exemplaire à la comédienne. Quelques années plus tard quand Kate Winslet songe à incarner Lee Miller, elle va demander à Ellen Kuras de la mettre en scène.
Lee Miller (USA – 1h52. Dans les salles le 9 octobre) est ainsi une bonne occasion de découvrir cette partie de la vie de Lee que furent les années de guerre. Une époque où celle qui fut la muse et la compagne de Man Ray dira : « Je préfère faire des photos que d’être dessus ». Et puis ce personnage de femme déterminée, quand même peu connue du grand public, permet à la cinéaste de brosser le portrait d’une femme habitée par un esprit de liberté et de révolte contre l’ordre social établi, tant dans sa vie amoureuse, sa carrière ou de précurseurs idéaux féministes.
Agréable biopic bien mis en scène même si la facture est assez conventionnelle, Lee (en v.o.) offre à Kate Winslet un nouveau personnage de femme forte et indépendante même si ses fêlures sont abondantes et douloureuses. Entourée de bons comédiens (dont les Françaises Noémie Merlant et Marion Cotillard), l’inoubliable interprète de Rose DeWitt dans Titanic (1997) se glisse avec aisance dans la peau d’une rebelle qui ira jusqu’à essuyer ses bottes boueuses sur le tapis de bain blanc de l’appartement privé d’Hitler. On connaît cette histoire qui fera entrer Lee Miller dans la légende de la photographie. Le 30 avril 1945, Lee et « Davie » Scherman qui viennent du camp de Dachau, sont à Munich. Au 16 de la Prinzregentenplatz, ils montent à l’appartement privé d’Hitler. Le même jour, le Führer vient de se suicider dans son bunker de Berlin. Avisant la salle de bain, Lee décide de se baigner. Elle se dévêt entièrement, entre dans la baignoire, place une photo d’Hitler sur le bord. Scherman shoote la photo qui sera publiée dans Vogue en 1945. Comme un défi à l’horreur du nazisme et du totalitarisme. La séquence fameuse est dans le film.
IDENTITES.- Deux ans après ses crimes sous les traits de Joker, Arthur Fleck est, en 1983, interné au sinistre hôpital psychiatrique Arkham de Gotham City dans l’attente prochaine de son procès. Toujours déchiré entre ses deux identités, Arthur est la cible des gardiens qui le chambrent sans arrêt : « T’as pas une blague pour nous, ce matin ? » Mais le détenu de la cellule 258 s’enferme dans un mutisme souvent inquiétant tant son regard transperce ses interlocteurs. La première fois qu’il lâche quelques mots : « Je peux avoir une cigarette ? »
Tandis que Maryanne Stewart, son avocate, prévoit de plaider un trouble dissociatif de l’identité pour faire valoir que le personnage de Joker est responsable des crimes commis deux ans plus tôt, Arthur tombe en arrêt devant l’atelier de musicothérapie. Il remarque d’emblée Lee Quinzel qui ne le lâche pas des yeux. Comme le détenu se tient bien, un gardien l’autorise à fréquenter l’atelier. Pour Arthur, c’est l’occasion de se rapprocher de Lee qui, complètement fascinée par lui, affirme qu’elle a vu pas moins de dix fois le téléfilm consacré à Arthur/Joker.
Alors que son procès va s’ouvrir, Fleck va rejoindre Lee dans une folie commune au travers de la musique alors qu’à l’extérieur du tribunal, les nombreux partisans de Joker affichent leur soutien pour qu’il soit libéré.
Cinq ans après la sortie de Joker (qui ne devait pas avoir de suite), voici donc Joker : Folie à deux (USA – 2h19. Dans les salles le 2 octobre) qui s’ouvre en dessin animé, façon Merrie Melodies (co-signé du Français Sylvain Chomet, connu pour Les triplettes de Belleville) dans lequel le Joker se bagarre avec une ombre qui veut son indépendance…
Todd Phillips revient derrière la caméra pour une approche cette fois, très musical de son récit. Bien sûr, le film s’inscrit dans deux sous-genres bien déterminés : le film de prison et le film de procès mais en y intégrant de multiples références aux grandes heures de la comédie musicale, avec, par exemple, Fred Astaire chantant That’s Entertainment. On entend aussi Get Happy, Fly Me to the Moon, That’s Life, voire même une variation sur le Ne me quitte pas de Brel.
Si le thriller perd, petit à petit, de son rythme et peine alors à captiver, il reste qu’on demeure impressionné par la brillante performance d’un Joaquin Phoenix, toujours aussi habité. Le visage émacié, l’oeil brûlant, le mot rare puis entraîné dans un torrent verbal, son Arthur Fleck est à la fois pathétique et effrayant. A ses côtés, Lady Gaga (qu’on avait vu, pour la dernière fois au cinéma, dans House of Gucci en 2021) est crédible dans le personnage trouble et tordu de Lee Quinzel. Sur les ailes de la transe…
SOLITUDE.- Dire que Barberie Bichette est complètement à l’ouest, est un doux euphémisme. Celle qu’on appelle à son grand dam, Barbie, a peut-être été belle, peut-être été aimée, peut-être été une bonne mère pour ses enfants, une collègue fiable, une grande amoureuse, oui peut-être… Mais aujourd’hui, c’est noir, c’est violent, c’est absurde et ça la terrifie : elle a 55 ans (autant dire 60 et bientôt plus !). C’était fatal mais comment faire avec soi-même, avec la mort, avec la vie en somme…
Alors Barbie parcourt l’existence comme une sorte de zombie. Oh, pas un méchant zombie mais un zombie quand même. Qui traverse sans s’arrêter la salle de réunion de son boulot dans la com’ ou qui croise, dans un jardin public à l’heure du déjeuner, Philippe Katerine.
Avec Ma vie ma gueule (France – 1h39. Dans les salles le 18 septembre), Sophie Fillières invite le spectateur à observer un monde dont l’inintelligible parfois nous dépasse, nous écrase, nous effraie et parfois nous rehausse, nous hisse, là où on ne s’y attend pas. Voici, entre sourire et détresse, une manière de conte fortement poétique dans ce sens où il déstabilise et émeut tout à la fois.
Emportée par la maladie le 31 juillet 2023 alors qu’elle venait d’achever le tournage de son film, la cinéaste de 58 ans, expliquait à propos de son dernier film : « Je voudrais essayer de traiter de plein fouet, pif, paf, youkou !, comment se débrouiller et faire avec l’énigme de soi. Car nous en sommes toutes et tous une. Comment nous admettre comme personnage, ce qui nous inscrira enfin dans une histoire qui serait la nôtre propre ? »
Bien sûr, il faut, ici, se laisser prendre, se laisser promener par le bout du nez sous peine de décrocher assez vite. Mais, comme la cinéaste, on peut faire confiance à cette épatante comédienne qu’est Agnès Jaoui. Habituée des rôles « normaux » bien ancrés dans le réel, elle s’offre, ici, de la fragilité, de l’instable, du déséquilibre. Avec elle, Barbie se débat comme elle peut sur le fil à peine encore assez tendu, en équilibriste trompe-la- mort, trompe-la-détresse, trompe-le-craquage…
Michelle entre les champignons et les silences
Savoureux hasard du calendrier, l’Ozon nouveau sort au lendemain du passage, dans mon ciné-club du Palace à Mulhouse, du Roman d’un tricheur. En 1936, Sacha Guitry raconte l’aventure parfaitement immorale d’un jeune garçon qui échappe à la mort parce qu’il a volé six sous dans la caisse de l’épicerie familiale. A quoi survit-il ? A la mort de onze membres de sa famille, tous empoisonnés par des champignons vénéneux. Et le chenapan de soupirer : « De là à penser qu’ils étaient morts parce qu’ils étaient honnêtes ! »
La comparaison avec Quand vient l’automne s’arrête là. A une platée de champignons. Gageons cependant que le cinéaste, cinéphile comme il l’est, a probablement eu une pensée émue en écrivant le scénario de son 23e film. Scénario original qui s’appuie sur des souvenirs d’enfance en Bourgogne lorsqu’une de ses tantes avait organisé un repas de famille où elle avait cuisiné des champignons, qu’elle avait elle-même ramassés. Pendant la nuit, tout le monde avait été très malade, sauf elle, qui n’en avait pas mangé. « Cette histoire, dit Ozon, m’avait fasciné et je soupçonnais ma tante, si gentille et bienveillante, d’avoir voulu empoisonner toute la famille (ce qui était un peu mon désir profond) ! »
Est-il sain, à défaut d’être délicieux, de cuisiner des champignons ? En le faisant, n’a-t-on pas, plus ou moins consciemment, le désir de se débarrasser de quelqu’un ? François Ozon part de cette question pour créer l’épatant personnage de Michelle -pivot de Quand vient l’automne- qui, en apparence, a tout de la «mamie gâteau», mais qui pourrait être plus trouble que l’image qu’elle renvoie.
Ce jour de la Toussaint, Michelle attend la visite de sa fille Valérie qui doit venir lui rendre visite, dans son ravissant coin de la campagne bourguignonne, pour déposer son fils Lucas pour une semaine de vacances auprès de sa grand-mère. Celle-ci est partie, dans les bois, avec son amie Marie-Claude pour cueillir des champignons. « Et celui-là ? » « Ah non, il n’est pas bon, c’est une fausse girolle ! »
Quelques heures plus tard, Michelle a cuisiné les champignons et se réjouit d’accueillir sa fille et son petit-fils. Si Lucas est ravi de retrouver Michelle, les relations de Valérie avec sa mère sont beaucoup plus tendues. Las, l’assiette de champignons passe mal. Valérie est transportée à l’hôpital pour un lavage d’estomac. De retour, elle décide de quitter immédiatement la Bourgogne avec Lucas. « Je n’ai plus confiance en toi ! »
Marie-Claude lui dira : « Avec ta fille, tu as toujours tout faux ». Mais Michelle tempère : « Je n’ai jamais été la mère qu’elle aurait voulu avoir ».
Après Mon crime (2023), allègre divertissement policier dans le Paris des années trente autour d’une jeune actrice désargentée et de son avocate débutante embarquée dans un procès pour meurtre, François Ozon aère sa caméra avec un récit dont le côté provincial fait songer à Georges Simenon pour ses atmosphères confinées et à Claude Chabrol pour le portrait de personnages « ordinaires » dont la complexité ne cesse de surprendre.
Le cinéaste de Grâce à Dieu (2018) et Eté 85 (2020) plante son décor dans la Nièvre, du côté de Donzy et de Cosne-sur-Loire pour un drame bien servi par les lumières mordorées du chef opérateur Jérôme Alméras. Un paysage automnal apaisé et quasiment immobile qui va venir en rupture avec l’histoire de Michelle, avec les doutes qui s’installent puisque rien n’est totalement volontaire ou clair dans ses actes. Car, pour être placée sous le signe de la douceur et de la simplicité, la mise en scène ne cesse jamais de distiller une tension et un suspense sur les véritables enjeux des personnages, confrontés à des cas de conscience complexes, au-delà du bien et du mal.
Ceux qui suivent François Ozon depuis ses débuts (et Sitcom (1998), son premier « long ») savent que la famille occupe une place significative dans son œuvre et qu’elle recèle toujours d’enviables doses de poison. Quand vient l’automne lui permet d’approfondir la question en faisant, cette fois, la part belle à deux femmes âgées. « Le désir premier, dit Ozon, était avant tout de filmer des actrices d’un certain âge. De montrer la beauté des rides sur leur visage, faites du temps qui passe et de leur expérience de la vie. Je suis effaré de voir à quel point cela disparaît de plus en plus dans la société et sur les écrans. »
Véritable thriller avec ses fausses pistes (à chacun de se faire son opinion sur les motivations de Michelle), Quand vient l’automne questionne le temps qui passe, le vieillissement, les silences du quotidien, les brèves absences, les douleurs muettes et infligées, une forme de protection comme moyen de survie, le poids de l’héritage mais aussi l’amour intangible pour un petit-fils.
Magnifique quand, la gorge serrée par les rebuffades de sa fille, elle traverse, désabusée et perdue, son jardin potager, Michelle offre à Hélène Vincent, 81 ans, l’inoubliable Madame Le Quesnoy de La vie est un long fleuve tranquille (1988), l’un de ses plus beaux rôles au grand écran. Avec sa doudoune rose, Michelle partage une vraie amitié avec Marie-Claude, superbement incarnée par une Josiane Balasko dont la démarche, le corps, le visage dégagent une forte humanité.
Elles sont comme deux sœurs, dont l’une a visiblement plus souffert que l’autre. Marie-Claude n’a pas la force de Michelle. Ni son absence de morale. Elle ne sait pas s’arranger avec le réel, elle le prend en pleine face, le subit dans son corps, en tombe malade. Elle se sent responsable de son fils, qui a été en prison, elle culpabilise et s’interroge sur ce qu’elle a fait de mal en tant que mère. Alors que Michelle se console et s’en arrange plus facilement : « On a fait comme on a pu !»
A côté de ces deux remarquables comédiennes, on retrouve, avec plaisir, Ludivine Sagnier (Valérie) qui revient au cinéma d’Ozon plus de vingt ans après Swimming Pool (2003) et Sophie Guillemin, lumineuse en femme-flic. Et puis on découvre, à chaque apparition un peu plus, Pierre Lottin qui fit ses débuts dans le rôle de l’aîné de la saga des Tuche (2011-2025) et qui impressionne, ici, dans le rôle de Vincent, le fils de Marie-Claude qui vient de sortir de prison. Avec une énergie qui fait songer au Depardieu des jeunes années, Lottin campe brillamment un type ambigu, vulnérable et inquiétant dont on se dit qu’il peut vriller à tout moment.
L’automne, au cinéma, va être palpitant.
QUAND VIENT L’AUTOMNE Drame (France – 1h42) de François Ozon avec Hélène Vincent, Josiane Balasko, Ludivine Sagnier, Pierre Lottin, Garlan Erlos, Sophie Guillemin, Malik Zidi, Paul Beaurepaire, Sidiki Bakaba, Pierre Le Coz, Michel Masiero, Vincent Colombe, Marie-Laurence Tartas. Dans les salles le 2 octobre.
Dans les couloirs feutrés d’un palace de Hong Kong
Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans… C’était en 1974 -une éternité donc- et Emmanuelle déboulait sur les écrans français. Sylvia Kristel, charmante bimbo batave, se lovait dans un fauteuil Peacock, affolait, avec ses seins nus, les jeunes spectateurs (les vieux, aussi) et bousculait la sexualité des Trente glorieuses. Le film, mis mollement en scène par Just Jaeckin, devint une solide success story. Lorsque le film, devenu un triomphe historique, est retiré de l’affiche en 1985, il aura été vu par 8 894 000 millions de spectateurs dans les salles de l’hexagone !
Il est douteux que l’Emmanuelle 2024 atteigne ce score. On le souhaite évidemment au distributeur Pathé mais on n’y croit pas vraiment. Aujourd’hui, les « audaces » sexuelles se trouvent dans les reels d’Instagram et tous les professionnels de la santé et de l’éducation déplorent l’addiction des plus jeunes aux images pornographiques disponibles à foison sur le net. Mais ceci est une autre histoire.
En route vers l’Asie, Emmanuelle est installée dans un avion de ligne, probablement en classe business. C’est la nuit. Les veilleuses de l’appareil diffusent une faible lumière. A l’hôtesse, Emmanuelle demande du baume à lèvres, « parce que l’air est sec ». Elle se lève ensuite, avance dans la coursive, entre dans les toilettes et y retrouve le passager avec lequel elle avait échangé un simple regard. L’homme lui fait l’amour en silence.
L’Emmanuelle d’Audrey Diwan (remarquée avec L’événement en 2021) rend ainsi hommage à son prédécesseur avec cette séquence emblématique qui précède son générique. Cela fait, la cinéaste embarque son personnage dans une aventure censément féministe, retenant qu’Emmanuelle Arsan, l’auteure du livre-support des deux films, avait écrit un récit à la première personne. « Son héroïne, dit la cinéaste, en est le sujet plus que l’objet. (…) Le premier parti pris qui m’a animé était de redonner à Emmanuelle cette puissance d’être sujet du récit. »
L’Emmanuelle de Sylvia Kristel (1952-2012) était une jeune femme parfaitement oisive qui partait rejoindre à Bangkok un mari libertin. L’Emmanuelle d’aujourd’hui est une executive woman solitaire et sans états d’âme en route pour Hong Kong. Elle a pour mission de faire du « contrôle qualité » au coeur du Rosefield, un immense palace de luxe et, accessoirement, de débusquer la faute grave qui permettait au groupe hôtelier de « flinguer » Margot Parson, la manager de l’hôtel (Naomi Watts), devenue trop indépendante et trop chère.
Tout à son enquête, Emmanuelle sillonne longuement les couloirs feutrés, les coulisses de l’hôtel, ses suites, son restaurant, sa réception, sa piscine. A l’occasion, elle entreprend au bar un couple avec lequel elle consommera un trio charnel. Elle croise aussi Zelda, une étudiante qui cite volontiers Les hauts de Hurlevent mais exerce surtout ses talents d’escorte. Avec la frêle Asiatique, Emmanuelle cédera également à quelques caresses lesbiennes. Mais c’est essentiellement Kei Shinohara qui intrigue puis fascine la belle. Qui est ce type insaisissable, ce fantôme qui vit dans le palace, s’ingénie à échapper aux caméras de surveillance et n’occupe pas sa suite n°2701 ? Et pourquoi demeure-t-il insensible aux appels du pied de cette femme de tête qui passe pour raide, autoritaire, caustique et probablement en quête d’un plaisir perdu ?
Audrey Diwan, auquel son producteur a fait lire le livre d’Emmanuelle Arsan, confiait à un magazine hollywoodien : « J’adore les histoires racontées à travers le corps. Avec L’Événement, j’ai passé ces dernières années à explorer l’idée de la douleur. Ensuite, je dirais « naturellement », j’ai eu envie d’explorer le plaisir. J’aimerais lui redonner ses lettres de noblesse, j’aime filmer le corps en le regardant de tout cœur mais sans provocation. Et je veux embrasser une grammaire propre à la notion d’érotisme. L’érotisme repose autant sur ce que l’on montre que sur ce que l’on cache. C’est de là que vient l’excitation. »
L’excitation, pourtant, n’est pas le mot qui caractérise le mieux la mise en scène d’Audrey Diwan. Son Emmanuelle, c’est de la belle ouvrage, du boulot élégant, avec une image léchée, une musique itou. Comme des pages de prestige dans un magazine de luxe. Mais pas une vieille édition de Play Boy ou Penthouse. Dans des clairs-obscurs dominés par le brun, la cinéaste filme à l’envi ce palace qui rythme, selon Margot Parson, l’existence de ses hôtes. Mais ce rythme est bien lent et surtout, il ne distille rien de lascif, d’impur, d’érotique pour tout dire. On se demande aussi à quoi rime le personnage de Sir John, créatif en yaourts ? Et pourquoi nous infliger cette tempête qui frappe Hong Kong, provoque une vaste panne d’électricité et oblige Emmanuelle à distribuer des bougies dans le restaurant de l’hôtel !
Si l’Emmanuelle de Sylvia Kristel semblait prendre du plaisir en s’envoyant en l’air sans se prendre la tête, l’Emmanuelle nouvelle est une grande cérébrale qui paraît quasiment se méfier de la gaudriole et du jeu de la bête à deux dos.
Noémie Merlant, dont le sex-appeal ne fait aucun doute comme en attestent aussi bien Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma ou Les Olympiades de Jacques Audiard, réussit, avec une belle maîtrise et une grâce distante sinon glaciale, à s’approprier un personnage si symbolique en tant qu’incarnation du plaisir libre et assumé.
D’ailleurs, in fine, Emmanuelle craque. Elle quitte le huis clos languide du palace pour s’aventurer, en fourreau grenat, dans une ville-monde qui enfin, de tripot clandestin en bar louche, suinte de sensualité. On a alors l’impression de retrouver l’atmosphère du Chunking Express (1994) de Wong Kar-wai. Pour appâter Kei, elle lui envoie quelques selfies hot de ses seins, de son ventre, de ses cuisses. Mais rien n’y fait. « J’ai épuisé mon désir » dit-il. Alors qu’un inconnu aborde Emmanuelle pour lui faire l’amour, Kei tiendra la chandelle en oeuvrant comme traducteur. « Dis-lui de mettre sa main entre mes cuisses… » Un sourire de ravissement aux lèvres, Emmanuelle jouira enfin. Pas nous.
EMMANUELLE Drame érotique (France – 1h45) d’Audrey Diwan avec Noémie Merlant, Will Sharpe, Naomi Watts, Chacha Huang, Jamie Campbell Bower, Anthony Wong, Harrison Arevalo, Bianca Lau. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 25 septembre.
Une famille iranienne dans le vent de « Femme Vie Liberté »
On dit souvent que, d’édition en édition, les jurys de Cannes ratent volontiers le film qui aurait « absolument » dû décrocher la Palme. Au moins au regard des critiques ou du public… On ne sait ce que vaut la Palme 2024 puisque nous n’avons pas encore vu Anora de Sean Baker attendu sur les écrans français pour la fin octobre.
Mais force est de remarquer que le prix spécial du jury accordé par la présidente Greta Gerwig à Mohammad Rasoulof est clairement un peu… juste ! Tout bonnement parce que Les graines du figuier sauvage est un immense moment de cinéma et également un formidable coup de projecteur sur la situation des femmes et plus généralement du peuple en Iran.
Une poignée de balles tombe, en gros plan, sur une table… Iman, robuste quinquagénaire barbu, ne sait pas encore que ces projectiles vont l’entraîner dans une spirale dont personne, ni lui, ni sa famille, ne se relèvera. Après avoir longtemps oeuvré comme un fonctionnaire discret et zélé, Iman vient en effet d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Une nomination qui va lui assurer un sérieux bien-être matériel pour les siens. L’un de ses collègues lui explique qu’il devra être exemplaire. Tout en écrivant sur un bout de papier « sur écoute ». Autant dire que l’atmosphère au tribunal n’est pas des plus sereines.
Comme désormais, Iman va occuper un poste de responsabilité et risquer de se retrouver en butte à ceux qu’il aura envoyé dans les geôles, on lui a confié une grosse arme de poing. Presque encombré par ce pistolet, il le range soigneusement tous les soirs dans un tiroir de sa chambre…
Alors qu’Iman vient juste de prendre son poste, un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Nous sommes en septembre 2022 et la jeune Mahsa Amini, 22 ans, arrêtée par la police des mœurs du régime iranien pour n’avoir pas porté « correctement » le voile, vient de mourir dans un commissariat. Malaise cardiaque, disent les autorités. Assassinat, disent un grand nombre de jeunes filles et de femmes, rejointes ensuite par des étudiants et des hommes, qui déclenchent un soulèvement spontané et sans précédent, faisant vaciller, au cri de Femme Vie Liberté, le pouvoir et l’entraînant à durcir encore plus la répression.
Dans la famille d’Iman, Rezvan et Sana, les deux filles, qui sont constamment sur leurs téléphones portables, soutiennent le mouvement avec virulence. Najmeh, leur mère, tente de ménager les deux camps. Iman, qui part à l’aube et revient tard le soir, est de plus en plus déconnecté des siens. Pire, ce fonctionnaire qui se pose des questions sur l’exercice de son métier, est confronté à l’absurdité du système (comment renvoyer devant les juges un homme accusé d’offense à Dieu sans même avoir lu son dossier?) mais il décide cependant de s’y conformer. Dépassé par l’ampleur des évènements, Iman bascule dans la paranoïa lorsque son arme de service disparait mystérieusement…
« Après Le Diable n’existe pas, mon précédent film (Ours d’Or à la Berlinale 2020, ndlr), dit le cinéaste, il m’a fallu quatre ans pour me lancer dans un nouveau projet. Au cours de ces années, j’ai écrit plusieurs scénarios, mais ce qui m’a finalement conduit vers Les Graines du figuier sauvage, c’est une nouvelle arrestation à l’été 2022. Cette fois, mon expérience en prison a été singulière car elle a coïncidé avec le début du mouvement « Femme, Vie, Liberté » en Iran. Je suivais, avec d’autres prisonniers politiques, les changements sociaux depuis l’intérieur de la prison. Alors que les manifestations prenaient une ampleur inattendue, nous étions stupéfaits par la portée des protestations et le courage des femmes. »
De retour à une liberté toute relative et persuadé que le mouvement des femmes en Iran finira par s’imposer, Rasoulof envisage de tourner un nouveau film pour soutenir cette cause. La préparation du film, le casting de comédiens volontaires pour participer à une aventure risquée, la composition de l’équipe technique, tout devient problème. Et pourtant, alors qu’il avait le sentiment, chaque jour, de devoir définitivement interrompre son travail, Mohammad Rasoulof finira Les graines… tout en constatant que « la portée de la répression et de la censure s’est élargie à toutes les formes d’art. C’est d’une violence inouïe. »
Plutôt qu’un brûlot politique, Les graines du figuier sauvage a la beauté d’une véritable chronique familiale. Dans un appartement plutôt cossu, même si les filles partagent la même chambre, le cinéaste observe un huis-clos réunissant les trois femmes. La mère sort juste pour faire les courses, les filles pour aller en classe. Le reste du temps, elles rêvent de se teindre les cheveux en bleu, de se vernir les ongles. Mais surtout elles suivent les images, prises clandestinement par des portables et diffusées partout sur les réseaux sociaux, des manifestants et des militants des droits civiques traqués et frappés par la police, parfois laissés pour morts sur la chaussée. Lorsque Rezvan veut héberger, pour la nuit, Sadaf, une amie étudiante, sa mère s’y oppose. Mais Najmeh soignera Sadaf lorsque Rezvan ramènera son amie, le visage massacrée par un tir de chevrotines.
De son côté, Iman perd complètement pied. A la maison, Rezvan s’oppose clairement à lui. Dans son travail, il est devenu suspect depuis que son arme a disparu. Persuadé que sa femme ou ses filles ont volé le pistolet, il va jusqu’à les jeter entre les mains des pires enquêteurs de la police islamique. Mais, lorsque son nom, sa photo, son adresse sont diffusés sur les réseaux sociaux, Iman, convaincu que le danger est partout, décide de partir loin de Téhéran dans la maison où il a grandi…
Du huis-clos de l’appartement de Téhéran à celui de la maison dans les montagnes, Mohammad Rasoulof (qui vit aujourd’hui en exil en Allemagne) construit un film constamment sous tension. Il passe même quasiment par la case thriller lorsque Iman, au volant de sa voiture, entame un rodéo pour échapper à des activistes qui l’interpellent pour pointer ses exactions. Quand, enfin, Iman sera parvenu dans sa maison, il perdra tout contrôle, allant jusqu’à mener, sur les siens, les mêmes sinistres interrogatoires qu’il pratique dans ses bureaux. De la même manière que le pistolet du film est une métaphore du pouvoir au sens large, l’immense bâtisse ocre, véritable labyrinthe dans lequel se poursuivent Iman, sa femme et ses filles, est une métaphore d’un pays où la liberté est un vain mot.
En ouverture du film, des cartons racontent le cycle de vie du ficus religiosa, un arbre sauvage dont les graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle…
Dans une interview au Monde, le cinéaste disait : « La nouvelle génération s’est exprimée et ce message est sans ambages : elle s’est prononcée pour l’amour de la vie. (…) Ce sont des adolescents qui guettent des vieillards, le temps marche pour elle. »
Les graines du figuier sauvage est une œuvre puissante, sobre, bouleversante et utile, à voir sans délai.
LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE Drame (Iran – 2h46) de Mohammad Rasoulof avec Misagh Zare, Soheila Golestani, Mahsa Rostami, Setareh Maleki, Niousha Akhshi, Reza Akhlaghi, Shiva Ordooei, Amineh Arani. Dans les salles le 18 septembre.
L’avocat, son client, les adolescentes d’Europe et les épouses de détenus
ASSISES.- Dans sa cuisine, Nicolas Milik rappelle ses cinq enfants à table. Il est l’heure de dîner. Il distribue des spaghettis à la tomate dans les assiettes. Mais ce quotidien banal bascule lorsque les gendarmes frappent à la porte de la modeste maison. On signifie au père de famille une garde à vue, on lui passe les menottes et on l’embarque. « Mais qu’est-ce qu’on me reproche ? » s’insurge le type visiblement ému et surpris. De son côté, Jean Monier, un avocat aguerri, tente de rassurer, quelque part dans un coin de Camargue, un père désespéré de voir son fils, futur grand de la tauromachie, embarqué dans une affaire de drogue… Dans son confortable bureau, Me Monier fait le point avec Annie Debret, avocate comme lui tout en étant son ex-épouse et néanmoins associée. Le téléphone sonne. On demande à Me Debret de se rendre à la gendarmerie pour assister, en commission d’office, Nicolas Milik. Trop fatiguée, Anne demande à Jean d’y aller à sa place. Pour Me Monier, c’est une aventure qui commence, celle de défendre un homme accusé du meurtre de sa femme et de tout mettre en œuvre pour le faire acquitter…
Immense comédien français, couronné meilleur acteur aux César en 1997 pour son rôle d’Ugolin dans Jean de Florette et Manon des sources puis à nouveau en 2000 pour La fille du pont, Daniel Auteuil est à la tête d’une filmographie riche d’une centaine de films. On se souvient qu’Hollywood avait demandé à Claude Berri, réalisateur des deux adaptations de Pagnol, où il avait trouvé un… non-professionnel aussi talentueux pour incarner son bossu amoureux !
Avec Le fil (France – 1h55. Dans les salles le 11 septembre), Auteuil signe sa cinquième réalisation et il n’est pas méchant de dire qu’il se « soigne » bien avec ce personnage d’avocat qui retrouve, en allant aux Assises, un sens à sa vocation. Cela d’autant plus que Monier avait décidé de ne plus prendre de dossiers criminels après avoir fait innocenter un meurtrier récidiviste. Mais, en ce qui concerne Milik, brave type ordinaire et taiseux encombré d’une femme alcoolique, le défenseur est persuadé de l’innocence d’un client. Mieux (ou pire), il fait quasiment une affaire personnelle de le tirer de son malheur…
En s’appuyant sur les récits de Me Mo, pseudo de l’avocat pénaliste Jean-Yves Moyart (1967-2021), le cinéaste a construit une manière de chronique de la justice pénale ordinaire. Et, de fait, l’image qu’il donne d’un procès aux Assises est particulièrement juste. Dans les pas de l’éphémère duo Milik/Monier, on voit ainsi se dévider le fil de la vérité, entre innocence et culpabilité, explorant la construction de l’intime conviction jusqu’à la plaidoirie finale toute d’humanité pour aligner les raisons de douter de la culpabilité de Milik.
Daniel Auteuil incarne, avec une intensité lasse, un avocat retrouvant sa pugnacité. « Parce que, dit le réalisateur, quelque chose va le toucher chez cet homme doté d’une grande part enfantine, accusé d’avoir tué sa femme. Parce qu’il sent que ce type va se faire laminer. Parce qu’il a gardé cette foi dans son métier. Il n’y a aucune gloire à tirer de cette affaire qui ne fera pas la une des journaux mais simplement une réconciliation, une guérison avec lui-même par rapport à ce métier. Et ce qui me touche chez Monier, c’est que bien que ce soit un homme d’expérience, il n’a au fond aucune certitude. »
Enfin, Auteuil peut compter sur Sidse Babett Knudsen dans le rôle d’Anne Debret. La star danoise de la série Borgen n’a quelques scènes mais elle est brillante. Alice Belaïdi est une avocat générale intraitable. Mais, une nouvelle fois, l’immense Gregory Gadebois impressionne avec ce Milik qui, au fil de son histoire, va révéler des facettes insoupçonnées…
JEUNESSE.- Elle est plutôt paumée sur le quai de la gare de Leipzig, Fanny, 17 ans, venue retrouver sa correspondante allemande Léna pour un séjour linguistique. Mais voilà que celle-ci arrive, agitant un petit drapeau français. La première n’ose pas trop parler allemand et la seconde est trop stressée à l’idée de parler français. Heureusement, Susanne, la mère de Léna, maîtrise bien le français, pour avoir vécu quelques années dans le sud de la France… En allemand, Susanne demande à sa fille d’être au moins polie avec Fanny. Mais Léna dira à sa correspondante: « Je ne voulais pas que tu viennes ». Pourtant, au fil des premières journées, alors qu’elles se retrouvent régulièrement dans le jacuzzi familial, les deux grandes adolescentes finiront par aller doucement l’une vers l’autre, se découvrant mutuellement, expérimentant aussi bien les champignons hallucinogènes dans des barres de chocolat qu’une étreinte vite interrompue avec un garçon. Mais c’est surtout ensemble que les deux jeunes filles vont trouver un terrain d’entente sentimentalo-sexuel… Mais si Fanny est troublée par Léna, elle l’embarque aussi dans des histoires qui impressionnent la jeune Allemande, ainsi lorsque Fanny lui explique qu’elle a une demi-sœur qu’elle n’a jamais rencontrée et qui milite au sein des black blocs…
Venue sur le devant de la scène avec Party Girl, couronné de la prestigieuse Caméra d’or à Cannes 2014, qu’elle co-réalise avec Marie Amachoukeli et Samuel Theis (qui apparaît, ici, dans un bref rôle de prof), Claire Burger signe, avec Langue étrangère (France – 1h46. Dans les salles le 11 septembre) un troisième long-métrage qui suit au plus près deux grandes adolescentes française et allemande. « Je voulais faire, dit la cinéaste, le portrait d’une jeunesse européenne. Enfant, j’ai grandi dans l’idéologie du couple franco-allemand. Dans ma région, en Moselle, on utilisait les marks et les francs. On a été biberonné à l’idée que ça allait être notre salut. Pour la plupart des gens, l’Europe c’est quelque chose d’un peu abstrait, mais pour moi c’était très réel. J’avais envie d’incarner ça. »
Avec la volonté de faire, moitié à Leipzig, moitié à Strasbourg, un film lumineux qui privilégie un mouvement fluide (où le tramway et le vélo occupent une bonne place), avec aussi une bande-son très travaillée, notamment avec le groupe d’Amsterdam Altin Gün et une B.O. écrite par Rebeka Warrior, Claire Burger réussit à montrer deux jeunes filles à la fois anxieuses et politiquement engagées même si Léna avoue qu’elle est lâche, dépassée, qu’elle a peur d’avoir une vie toute petite, « d’avoir des enfants cons ». Peur aussi des fascistes, de Poutine, du dérèglement climatique… De son côté, Fanny, introvertie et mythomane, va révéler la part « forte tête » de sa correspondante.
Sans jamais lâcher ses deux personnages principaux (Lilith Grasmug incarne Fanny et Josefa Heinsius est Léna), Claire Burger peut évoquer, au fil par exemple d’un houleux déjeuner de famille, des questions comme les changements de repères et d’idéologies qui ont fait suite à la chute du Mur ou encore, pour les jeunes, des convictions politiques qui passent dorénavant beaucoup par la radicalité.
Dans cette mise en perspective de jeunes qui veulent s’incarner politiquement mais qui se sentent un peu impuissants et fantasment la question du politique sans nécessairement rentrer dans un groupe, la cinéaste laisse une place intéressante aux adultes. Spécialement à deux mères (les belles Nina Hoss et Chiara Mastroianni), encore fortes mais un peu larguées et presque dépressives qui ont été pleine d’espoirs et d’idéaux avant de se faire rattraper et miner par le quotidien matériel, la réalité..
PRISON.- Grande bourgeoise de province, Alma, la bonne cinquantaine, attend, dans les locaux d’un centre pénitentiaire, de pouvoir se rendre au parloir pour voir son mari incarcéré. Elle remarque une jeune femme qui peste parce que les surveillants ne veulent pas lui donner accès au parloir. Las, la femme s’est trompée de jour. Feignant même un malaise, elle râle de plus en plus parce qu’elle vient de loin, qu’elle ne peut pas revenir demain, qu’elle doit s’occuper de ses gamins… Rien n’y fait. Au sortir de son parloir, Alma revoit la jeune femme. Elle se nomme Mina. Alma lui propose de l’héberger pour la nuit. Elle a toute la place qu’il faut dans sa vaste maison en ville. Mina accepte et découvre une belle demeure décorée de grands tableaux dont un superbe collage de Jacques Villeglé… Rapidement, les deux femmes s’engagent dans une amitié aussi improbable que tumultueuse…
Réalisatrice de films comme Peaux de vaches (1989) avec Sandrine Bonnaire, Sport de filles (2011) avec Marina Hands et Josiane Balasko, Paul Sanchez est revenu ! (2017) avec Zita Hanrot, Patricia Mazuy a souvent donné, dans ses œuvres, de beaux personnages de femmes. C’est à nouveau le cas, avec La prisonnière de Bordeaux (France – 1h48. Dans les salles le 28 août) où, vingt-cinq ans après Saint-Cyr (1999), elle retrouve Isabelle Huppert qui incarnait, alors, Madame de Maintenon.
Ici, la comédienne se glisse dans la peau d’Alma, femme fantasque et parfois déroutante qui semble s’accommoder plutôt bien de l’incarcération de son mari, grand neurologue et patron de clinique, condamné pour, sous l’emprise de l’alcool, avoir causé un accident mortel de la circulation suivi d’un délit de fuite. Alma s’est installée dans une nouvelle existence dans laquelle, autant par jeu que par compassion, elle va faire entrer Mina. Celle-ci, mère de famille et blanchisseuse, est régulièrement menacée par un complice de son mari emprisonné, persuadé qu’il a gardé pour lui le butin d’un braquage.
Ce sont sur ces deux femmes, très dissemblables, que se penche la cinéaste en observant comment elles ont organisé leur vie autour de l’absence de leurs deux maris détenus au même endroit… A l’origine, le film devait s’intituler Les prisonnières mais la réalisatrice-scénariste avait une impression de déjà-vu. « Alors qu’au singulier, dit Patricia Mazuy, le titre a quelque chose de romanesque et de mélodramatique, une ouverture vers le conte, vers la fable. Mina et Alma sont bien sûr en liberté, mais c’est leur vie entière qui est en prison. »
Tout en montrant l’univers carcéral avec les maisons d’accueil, les parloirs mais aussi l’attente, les femmes entre elles, la cinéaste s’attache à détailler comment Alma et Mina vont devenir poreuses l’une à l’autre. L’arrivée de la seconde dans la grande maison et dans la vie solitaire de la première catalyse chez Alma la conscience de sa vie misérable dans les dorures et les fleurs. « Métaphore renversée de l’amour, dit encore la réalisatrice, les dames dehors, les maris en prison. »
Avec parfois une allure de comédie italienne pour les « délires » d’Alma, La prisonnière de Bordeaux présente cependant quelques coups de moins bien dans son scénario. Mais tout cela est gommé par le brio de l’interprétation d’Isabelle Huppert qui joue à la perfection la dépression, l’appartenance de classe, l’idée fixe, l’absence ou la folie. Avec sa Mina, Hafsia Herzi (qui venait de croiser Huppert dans Les gens d’à côté de Téchiné) se hisse sans peine à sa hauteur dans un mélange d’amitié, de complicité et d’alliance d’occasion.