La mère juive, les espions anglais et la belle de Naples 
AMOUR.- « Je pars accoucher ! » Pour Esther Perez, ce n’est pas vraiment une nouveauté puisque, dans son appartement du 13e arrondissement parisien, elle est déjà la tête d’une famille nombreuse. « C’est un garçon ! » dit la blouse blanche. Mais, autour du bébé, on tord le nez. Le nouveau-né a un pied-bot. Madame Perez n’est pas de cet avis. A tous ceux, médecins qualifiés à charlatans pathétiques, qui lui disent qu’il faudra appareiller le gamin, à tous ceux qui lui rabâchent que son petit Roland est handicapé, cette mère répond que non, pas du tout. Tout en se reprochant intérieurement : « Ce n’est pas la vie que je voulais lui donner… » De fait, Roland grandit mais il rampe à travers l’appartement et balaye le lino bleu dont il connaît toutes les aspérités. Au mitan des années soixante, contre l’avis de tous, elle promet à son fils qu’il marchera comme les autres et qu’il aura une vie fabuleuse. S’il faut en appeler au thérapeute suprême, eh bien on priera, quitte à installer un autel sur le radiateur. Car les prières peuvent, on le sait bien, provoquer des miracles. Et tant pis si les frères de Roland estiment, sans qu’on puisse leur donner vraiment tort, que « Dieu doit en avoir ras le cul ».
Mais quand il s’agit du bien-être et de l’amour de ses enfants, cette mère juive séfarade mettra tout en œuvre pour tenir une (impossible?) promesse. Car les obstacles sont nombreux. Ainsi la revêche Madame Fleury qui en appelle à la loi pour que Roland aille à l’école. Quitte à menacer Esther Perez de le placer dans une famille d’accueil. Fort heureusement, Roland apprendra à lire… en écoutant Sylvie Vartan, merveilleuse incarnation des tumultes de l’adolescence, que ses sœurs écoutent en boucle. Après tout, La Maritza, ça vaut bien Proust pour apprendre à déchiffrer ! Esther Perez en est certaine : « Le premier jour de l’école, il ira en marchant ! »
Avec Ma mère, Dieu et Sylvie Vartan (France – 1h42. Dans les salles le 19 mars), Ken Scott signe une charmante comédie dramatique sur un personnage (songeons à Marthe Villalonga chez Yves Robert) dont le cinéma français s’est volontiers régalé : la mère juive. Envahissante, insupportable, intraitable, possessive, se mêlant de tout mais follement, terriblement aimante. A en étouffer ses rejetons ! C’est un stéréotype, évidemment. Encore que…
Le film s’inspire de l’histoire vraie de Roland Perez qui l’a racontée en 2021 dans un livre éponyme paru aux éditions Les Escales. Un ouvrage sorti après la mort d’Esther Perez et qui lui rend hommage ainsi qu’à toutes les mères invisibles qui se battent pour leur enfant.
D’ailleurs, le film évoque précisément la trajectoire de Roland Perez, de ses jeunes années à l’école du spectacle puis aux études de droit à Paris XII qui feront de lui un avocat au barreau de Paris et le défenseur des interêts de Sylvie Vartan qui, très longtemps, ne sut rien du rôle qu’elle avait tenu dans sa vie !
Au centre de ce récit bourré d’épreuves et de péripéties, se trouve donc une mère extraordinaire dont Roland dit : « Esther a toujours nié la réalité. Quand elle a compris que la médecine traditionnelle ne pourrait rien pour moi, elle s’est tournée vers la prière. Elle a attendu le miracle avec constance, confiance, persistance, en invectivant Dieu. Elle possédait une assurance à toute épreuve. Elle avait pas mal de kilos en trop mais racontait que tous les chauffeurs de taxi la draguaient car tantôt elle ressemblait à Claudia Cardinale tantôt à Sophia Loren, elle n’a jamais douté de rien. Elle menait son combat coiffée comme une actrice de Dynastie. Elle coupait le sifflet et la parole à tous, passait son temps à mentir aux uns et aux autres pour la bonne cause, celle de ses enfants ! Et pourtant elle réussissait à changer les choses. On la trouvait embarrassante tout en ne pouvant s’empêcher de l’admirer. C’était déjà une héroïne de cinéma. »
Cette héroïne est incarnée par une Leïla Bekthi épatante à tous les âges de la vie d’Esther. Autour d’elle, tout le monde est dans le ton avec un Jonathan Cohen (Roland adulte) dans la nuance et évidemment Sylvie Vartan dans son propre rôle et dont on entend quelques tubes fameux comme J’ai un problème et « Si tu n’es pas vraiment l’amour tu lui ressembles – Quand je m’éloigne toi tu te rapproches un peu » ou La plus belle pour aller danser… Et on retiendra les derniers mots de ce film : « Comme Dieu ne pouvait être partout, il a donc inventé les mères… » On aime !
TRAITRE.- Il porte parfaitement la veste Barbour, un strict col roulé noir, des lunettes épaisses et -surprise- fait parfaitement la cuisine ! Le so british George Woodhouse est une vraie pointure. En plus, on vous le donne en mille, il travaille pour les services secrets britanniques. Quant George apprend que sa charmante épouse Kathryn, elle aussi, membre du service, pourrait être impliquée dans une trahison envers la nation, son sang ne fait qu’un tour. Dans une boîte de nuit, il retrouve son ami Mitcham, qui lui donne une liste de cinq traîtres potentiels. De fait, le nom de Kathryn est bien sur la liste. Du coup, à la manière d’un « action ou vérité », Woodhouse décide d’organiser un dîner dans sa superbe maison londonienne et réunit un certain nombre de collègues, tous potentiellement suspects. Il cuisine indien et, pour mieux faire se délier les langues, met une substance, la DMZ 5, dans le chana masala… Fort des renseignements réunis ce soir-là, George Woodhouse se met en chasse. Il n’a qu’une semaine pour aboutir. Lorsque Kathryn lui annonce qu’elle doit effectuer un saut rapide à Zurich, George recourt aux grands moyens. Il est prêt à faire détourner (même brièvement) un satellite de surveillance pour tout savoir, y compris par lecture labiale, sur la rencontre de sa femme et d’un certain Kulikov… Le dilemme pour Woodhouse devient déchirant : protéger son mariage ou défendre son pays.
Pour qui apprécie le cinéma d’espionnage (mais plutôt L’espion qui venait du froid ou La lettre du Kremlin que la saga Mission : Impossible), The Insider (USA – 1h33. Dans les salles le 12 mars) est un petit bijou. D’entrée, la séquence du dîner est savoureuse. Et celle du dîner final (avec la variante du tapis) l’est tout autant. On se régale, ainsi, de l’univers feutré des espions tout en appréciant les multiples arcanes déployées par l’élégant mais pugnace Woodhouse. Certes, tout cela peut souvent apparaître compliqué et on peut se perdre dans les manœuvres des uns et des autres. Mais on sent que Steven Soderbergh, pour son premier film d’espionnage, s’est passionné pour le scénario concocté par David Koepp, ce dernier s’y entendant pour mêler passion amoureuse, duplicité et trahison.
« J’ai trouvé, dit le cinéaste, les procédures propres à l’espionnage passionnantes, mais j’en ai appris bien plus que je n’aurais imaginé sur la vie des agents. Une femme m’a raconté, par exemple, qu’elle ne pouvait pas avoir de relation durable en raison de son travail. Il y a même une réplique du film qui s’inspire de mes discussions avec elle : ‘Quand on est capable de mentir sur tout et n’importe quoi, comment peut-on encore dire la vérité sur quoi que ce soit ?’ »
On s’attache effectivement au couple formé par George et Kathryn qui tient la route depuis des années et se sont jurés fidélité et protection mutuelle, une gageure étant donné leur profession.
Alors qu’importe si on ne sait pas trop de quoi il relève avec ce malware dénommé Severus, capable de désorganiser profondément une centrale nucléaire. Tout comme on a du mal à savoir qui, dans l’entourage proche de George et Kathryn, fricote avec qui. Mais c’est aussi cela qui donne du piment à cet Insider dans lequel il ne faut pas chercher de l’action (on a quand même droit à une attaque de drone sur le véhicule d’un méchant) mais plutôt un plaisant jeu du chat et de la souris, façon John Le Carré, riche en clins d’oeil et en références.
Enfin le réalisateur de Sexe, mensonges et vidéo peut s’appuyer sur une belle affiche avec l’efficace duo Michael Fassbender (George) et Cate Blanchett (Kathryn), entourés par Marisa Abela, Tom Burke, Naomie Harris, Regé-Jean Page sans oublier les quelques apparitions de Pierce Brosnan qui sait de quoi il est question quand on parle d’espion britannique !
NAPLES.- C’est un carrosse qu’on dirait droit sorti de l’univers fellinien qui traverse l’écran… En cette année 1950, une fillette vient au monde. Sa mère accouche dans la mer. On la nommera Parthénope, comme la sirène qui, dit la mythologie grecque, donna, au 8e siècle avant J.-C., son nom à Naples. En 1968, le bébé est devenu une jeune femme qui fait tourner la tête, dans les rues de Naples, à tous les beaux vitelloni. Car, il faut en convenir, « Parthè » est superbe quand, le dos à la mer, elle apparaît nue sur une immense terrasse, enveloppée dans un immense drap blanc… On va retrouver la jeune femme devant un jury d’université où elle passe un examen pour ses études d’anthropologie. C’est là qu’elle croise le professeur Marotta, un universitaire qui comptera beaucoup de sa vie. Ainsi « Parthè » va de rencontres en rencontres, avec de jeunes hommes frisés, de riches séducteurs mais aussi John Cheever, un écrivain américain (Gary Oldman) à la dérive qui se désole que « les jeunes optent toujours effrontément pour le désespoir » et observe, devant la beauté de la jeune femme, qu’elle peut tout obtenir sans rien demander… A quoi, Parthè répondra que le désir est un mystère et le sexe, son enterrement.
Dixième long-métrage de Paolo Sorrentino, Parthénope (Italie – 2h16. Dans les salles le 12 mars) est une célébration. De Naples et de la beauté à travers une existence qui s’étend des années 1950 à nos jours. « Une épopée féminine, dit le cinéaste, dépourvue d’héroïsme mais éprise de liberté, de Naples, et d’amour. »
Alors l’auteur d’Il divo (2008), La grande bellezza (2013) ou Youth (2015) s’embarque dans les amours indicibles ou sans lendemain qui condamnent à la douleur mais qui n’empêchent pas de recommencer, dans les pas, dans l’été languide de Capri, de riches oisifs confrontés à un horizon sans issue et évidemment dans la vie des Napolitains à travers leurs dérives mélancoliques ou leurs ironies tragiques.
Pour Sorrentino, il s’agit de mettre en scène, en s’appuyant sur la beauté latine de Celeste Dalla Porta, ce qu’en 73 ans de vie, une femme n’a pu oublier. Un premier amour candide, d’autres amours ratés ou à peine esquissés et, forcément, la vitalité exaspérante de Naples que « Parthè » sillonne et où l’incroyable peut surgir au coin de la rue…
Cette déambulation prend parfois des accents sous-felliniens (ah le paquebot où la malheureuse Greta Cool, comédienne déchue, démolit les Napolitains en les traitant de ringards excentriques!) mais s’invite aussi dans quelques flamboyances mâtinées de fantastique avec un cardinal mystérieux et débauché qui se désole de ne pas voir se liquéfier le sang du Christ lors du miracle San Gennaro mais se réjouit du dos parfait de « Parthè » !
Les moments les plus touchants sont assurément ceux qui réunissent la jeune diplômée en anthropologie et son patron universitaire (Silvio Orlando), un homme trimballant un lourd secret. Entre eux, s’établit une relation père-fille qui va les bouleverser. Et c’est beau !
A Naples, dit un personnage, l’insignifiant et le décisif se confondent. C’est aussi le sentiment que procure le dernier film de Sorrentino. On est pris et on décroche, on est repris et on lâche à nouveau. Ni tout à fait séduit, ni tout à fait hostile! Il ne reste alors à Richard Cocciante qu’à chanter Era Gia Tutto Previsto et la douleur de la fin d’un amour.
Lang et le lévrier famélique 
Quelque part, en Chine, aux portes du désert de Gobi, un vaste paysage minéral est soudain traversé par des dizaines, voire des centaines de chiens errants. Au passage des bêtes, un minibus fait une embardée et se retourne. Les passagers parviennent tous à sortir pratiquement indemnes du véhicule. Tandis que l’un d’eux proteste parce qu’il a perdu son argent, un autre se tient, silencieux, à l’écart. Le chauffeur a demandé l’aide de la police. Qui tarde à venir. Lorsque les uniformes déboulent enfin, ils remettent le minibus sur ses roues et réclament les papiers de tous les voyageurs. L’homme silencieux, nommé Lang, présente un document. « Conditionnelle ! » dit le flic qui ajoute : « Vous étiez célèbre ! »
Lorsque les passagers du minibus arrivent en ville, cette grande cité triste est en état de crise. Un haut-parleur diffuse : « Un chien maigre et noir rôde en ville ». On ne sait s’il a la rage mais cela ajoute à l’inquiétude. Lang sillonne la ville, s’arrête dans un petit restaurant où on lui offre un bol de nouilles. Parce qu’il fut célèbre, autrefois, ici.
Contre un grand immeuble promis à la démolition, Lang s’arrête pour soulager un besoin naturel. Un lévrier noir famélique débouche d’un soupirail et s’approche, menaçant, de lui. Celui-ci saisit une grosse pierre puis un bâton pour chasser le chien…
Sur un mur, on aperçoit un dessin déjà défraichi qui annonce les Jeux olympiques de Pékin de 2008. Mais, dans cette ville, on semble très loin, même si la télévision est présente partout, de cet événement planétaire. Lang retrouve la petite maison de son père. Un vieux voisin : « Ton père sait que tu es revenu ? Il vit au zoo maintenant et boit beaucoup… » Alors qu’il entre chez lui, découvrant un sacré bric-à-brac, de jeunes types en moto, le menacent : « Tu as du culot de revenir ! Tes jours sont comptés… »
Parti pointer au commissariat, Lang est fermement prié de se joindre aux équipes que les autorités mettent en place pour éradiquer les chiens errants. N’ayant pas vraiment le choix, Lang fait mine de participer à la traque. Mais, dans les longs couloirs d’immeubles vidés de leurs habitants, il ne fait rien pour attraper les bêtes et lorsque les autorités décident de retirer les chiens domestiques (moyennant une contribution!) des familles, il rend discrètement son petit bichon à une fillette désespérée.
Avec Black Dog, couronné du prix Un Certain regard au dernier Festival de Cannes, le cinéaste chinois Hu Guan, 56 ans, solide représentant de la sixième génération de réalisateurs chinois, signe son douzième long-métrage après une série d’autres souvent primés dans des festivals internationaux. Son dernier film, La brigade des 800 (2020) sur la guerre sino-japonaise et la victoire de l’armée populaire chinoise, est devenue l’un des plus gros succès du cinéma chinois de tous les temps.
Parlant de Black Dog qu’il voit avant tout comme un film d’auteur, le réalisateur note que le film est « de mon observation personnelle et à travers lequel je scrute les changements survenus en Chine depuis une vingtaine d’années. Ainsi que les répercussions positives ou négatives sur l’individu. Vivant en Chine, j’ai été témoin du développement de celle-ci au cours des dernières décennies. J’ai toujours été curieux de savoir à quoi ressemblait au cours de cette période la vie des gens vivant en dehors des grandes villes ou dans les régions les plus reculées de mon pays. Il y a forcément eu des laissés-pour-compte. Ce qui m’intéressait également, c’était d’essayer de comprendre ce qui maintenait en vie ces personnes mises de côté, et ce qui les aidait à survivre. »
Remarqué pour ses préoccupations humanistes, le cinéma de Hu met souvent en avant le réalisme de son étude sociale. Mais, ici, malgré le décor d’une ville à l’abandon promise sous peu à la pelle des démolisseuses, malgré une société en berne, le film, dans une mise en scène épurée, prend un tournure assez spectrale, voire fantastique. Partout des chiens errants, voire des serpents venimeux échappés d’un commerce de boucherie où on les élève pour fabriquer des sérums…
Au milieu de ce petit monde, Lang, personnage très mutique dont on ignore le passé, retrouve quelques marques. Ainsi un grand Luna-park abandonné, une tour métallique de saut à l’élastique ou encore un pauvre zoo sinistre dans lequel son père nourrit tant bien que mal un pauvre singe ou un tigre de Mandchourie. « Pour moi, dit le réalisateur, Lang n’a rien à dire. Il n’a donc pas besoin de parler. Il est comme un bébé abandonné, mis de côté par l’époque dans laquelle il vit. En réalité il cherche un moyen de communiquer. Il a sans doute beaucoup à dire, mais pas au moment où se déroule le film. »
Tout au plus, Lang se rapprochera-t-il brièvement de Raisin, une jolie danseuse d’un cirque itinérant. Pour n’avoir pas à parler, sauf peut-être en sifflotant, reste le chien maigre. Qui mordra Lang (le comédien canado-taiwanais Eddie Peng) avant de se laisser, peu à peu, apprivoiser, laver, nourrir, promener… Même si les deux personnages n’ont pas le même âge, on songe, ici avec Lang, à Umberto D. (1952) et son vieil homme filmé par De Sica, que seul un petit chien rattache encore à la vie.
Dans les films de Hu, il y a souvent des animaux (un cheval blanc dans La brigade des 800, une vache dans Cow, une autruche dans Mr Six…) et il observe : « C’est avant tout parce que je crois que sommeille en chacun de nous une part animale. Une animalité qui peut se manifester lorsqu’il nous faut faire preuve de courage ou défier l’autorité. Comme une sorte de nature primitive mais que nous choisissons trop souvent de laisser endormie. Ce qui me paraît regrettable. »
Filmé en scope dans une vraie ville pétrolière de l’ouest de la Chine et dédié in fine « à tous ceux qui reprennent la route », avec des morceaux de guitare ainsi que Mother et Hey You des Pink Floyd, Black Dog fait songer, avec Lang en « héros » chevauchant sa moto, à un road-movie ou à un western dans les grands espaces du désert de Gobi. On embarque.
BLACK DOG Drame (Chine – 1h50) de Hu Guan avec Eddie Peng, Liya Tong, Zhangke Jia, Yi Zhang, You Zhou. Dans les salles le 5 mars.
Les affres de David, Benji, Tauba et Lee… 
MEMOIRE.- David et Benji Kaplan sont cousins. Mais ils ont des caractères diamétralement opposés. Les voilà, pourtant, quittant les Etats-Unis pour un voyage de mémoire en Pologne, là où vécut Dory, leur grand-mère bien-aimée. Dans ce pays dont ils ne saisissent pas tous les codes, les deux Américains vont tenter, malgré de vieilles tensions, d’honorer l’histoire de leur famille… Avant de retourner à l’adresse où vécut Dory, l’improbable duo rejoint un voyage organisé qui va les conduire, dans la proche banlieue de Lublin et pratiquement à portée de vue des immeubles de la ville, au camp de concentration et d’extermination de Majdanek.
A propos de A Real Pain (USA – 1h29. Dans les salles le 26 février), son réalisateur Jesse Eisenberg se souvient d’un voyage en Pologne avec son épouse, Anna Strout. Leur voyage de deux semaines à travers le pays l’a conduit à la maison de sa tante Doris dans le petit village de Kranystaw, où elle avait vécu avant que toute la famille ne soit déplacée lors de l’Holocauste. L’acteur-réalisateur s’interroge : « Si la guerre n’avait pas eu lieu, c’est ici que je vivrais. À quoi ressemblerait ma vie ? Qui serais-je ? »
À l’origine, Jesse Eisenberg avait été tellement inspiré par ce périple polonais qu’il en avait tiré une pièce, The Revisionist, qui a été jouée pour la première fois en 2013. Il y incarne un autre personnage que dans le film, lui aussi prénommé David, qui rend visite à sa cousine polonaise plus âgée, survivante de l’Holocauste, interprétée par Vanessa Redgrave. La pièce a été un succès, mais les tentatives d’adaptation en scénario n’ont pas abouti. Eisenberg reconnaît lui-même qu’elles étaient mauvaises mais il voulait vraiment écrire et tourner un film en Pologne. Finalement, il lui a fallu une quinzaine d’années pour trouver le bon récit, cette fois une histoire de cousins qui se déroule dans le cadre d’une visite de l’histoire du pays.
En s’appuyant aussi sur une nouvelle écrite pour un magazine et contant les tribulations de deux types partant en Mongolie, Eisenberg a trouvé une partie importante de son scénario. Le reste est venu de la lecture d’une publicité « fortuite et déprimante » (sic) qui proposait des « visites de l’Holocauste (avec déjeuner) ». « Cela m’a conduit, dit-elle, à cette société qui annonçait un circuit à travers les sites de l’Holocauste en Pologne, mais avec tout le confort qu’un touriste américain de la classe moyenne supérieure souhaiterait avoir. J’ai lu l’annonce avec un mélange de crainte, de choc et de malaise à l’idée d’être l’une de ces personnes qui participeraient à un tel voyage et qui exigeraient leur confort tout en découvrant les horreurs de l’histoire de leur famille. Je me suis dit que c’était un cadre phénoménal pour ce film. »
Le plus compliqué a été de tourner, on l’imagine, dans les lieux de Majdanek. Les producteurs ont suggéré de reconstruire les décors mais, finalement, le cinéaste a réussi à contacter le personnel de Majdanek, aujourd’hui site historique : « Ils ont réalisé que c’était quelque chose que nous n’avions jamais vu auparavant. Le film se déroule à Majdanek, ce qu’aucun film sur l’Holocauste ne fait parce que personne ne le sait. Mais le mien s’y déroule parce que c’est de là que vient ma famille. Et ils ont dit, oh, c’est contemporain, et ça montre Majdanek tel qu’il est aujourd’hui ».
Si la visite de Majdanek constitue l’un des temps forts du film, la déambulation de ce groupe de Juifs américains, y compris Euloge, un rescapé du génocide rwandais converti au judaïsme, distille un charme doux-amer et mélancolique mâtiné d’humour. Car le décontracté mais exaspérant Benji et son cousin David ne cessent de se prendre la tête, les deux vivant, au demeurant, une même dépression mais sans parvenir à la gérer au mieux. Le chemin vers la maison de Dory leur en donnera l’occasion.
Derrière la caméra pour son second long-métrage, Jesse Eisenberg incarne aussi le torturé David. Révélé par The Social Network (2010) dans lequel il incarne Mark Zuckerberg, Jesse Eisenberg a aussi joué à deux reprises chez Woody Allen (To Rome with Love en 2012 et Café Society en 2016). A ses côtés, le charmeur Benji permet à Kieran Culkin (il fut Roman Roy dans la série HBO Succession entre 2018 et 2023) un beau numéro d’acteur qui lui a valu, récemment, le Golden Globe du meilleur acteur dans un second rôle et désormais l’Oscar du meilleur comédien dans un second rôle. Sur une b.o. entièrement composée de pièces de Chopin, notamment les deux premiers Nocturnes, voici un bien bon film !
CONFINEMENT.- Nous sommes le 15 juillet 1942 et la jeune Tauba Zylbersztejn travaille son piano dans l’appartement parisien de ses parents. Elle chantonne allègrement C’est la romance de Paris, la chanson de Charles Trenet qui dit : « C’est la romance de Paris – Au coin des rues elle fleurit – Ça met au cœur des amoureux – Un peu de rêve et de ciel bleu… ». Tandis que Rywka, la mère, l’appelle à venir dîner, Moshé, le père, rentre et soupire : « Je me suis encore fait contrôler ! » La famille est dans une crainte profonde. Des bruits courent. Les Juifs sont en danger. Faut-il partir ou rester ? Emportant trois valises, la famille rejoint un immeuble haussmannien du 10e arrondissement. A côté de la porte d’entrée, une affiche proclame Marquons-les pour les reconnaître. Tauba, Rywka et Moshé sont accueillis par Rose Dinanceau qui les installe dans une minuscule chambre au sixième étage du bâtiment. En leur demandant de prendre un maximum de précautions. Ne pas faire de bruit. Ne pas sortir dans le couloir sauf pour aller aux toilettes et encore de préférence l’après-midi quand l’étage est vide de ses habitants… Le 16 juillet au matin, a eu lieu la tragique rafle du Vel d’Hiv. Pendant deux ans, cette famille juive polonaise ne va plus quitter la chambre de bonne maigrement éclairée. Avec la peur permanente d’être découverte à chaque instant.
La vie devant moi (France – 1h33. Dans les salles le 26 février) s’ouvre par une courte interview vidéo de la vraie Tauba Zylbersztejn réalisée en 1997 dans le cadre de la collecte initiée par Steven Spielberg et la Fondation Shoah visant à recueillir les témoignages des rescapés de la Shoah.
Dans une forme très classique, Nils Tavernier, fils du grand Bertrand, signe, ici, sa cinquième réalisation. Il appuie son scénario sur les souvenirs de Guy Birenbaum, né en 1961, l’un des fils de Tauba et Robert Birenbaum qui se sont rencontrés en août 1944. Autour du livre Vous m’avez manqué, publié en 2015 par Guy Birenbaum, le projet va prend forme pour donner le récit cinématographique de deux années de réclusion au coeur de Paris.
« J’avais trouvé, dit Violette Guillon, l’interprète de Tauba, cette histoire belle et bouleversante, pas tant parce qu’étant juive par ma mère, elle avait eu une résonance particulière en moi, mais parce que j’avais trouvé formidables à la fois les valeurs de solidarité qui y étaient défendues, et l’hommage qu’elle rendait à ces gens qui avaient risqué leurs vies pour en sauver d’autres de la déportation et peut être de la mort. »

« La vie… »: Moshé (Guillaume Gallienne), Rywka (Adeline d’Hermy) et Tauba dans la chambre.
Photos Vincent Tessier
En incrustant dans son huis-clos des images d’archives (en couleurs) de Paris occupée, le cinéaste donne à voir l’environnement historique de cette chronique intime qui se résume, pour Tauba et ses parents, à une longue, terrible et silencieuse attente. Où le trio scrute tous les bruits mais aussi les silences. Quasiment toujours installé à la petite fenêtre de la pièce, Moshé observe les allées et venues, guettant le code de la concierge qui balaye plus vite la cour lorsqu’un danger se profile. Le danger, ce sont plus les déboulés de la police française que les occupants nazis. Nils Tavernier capte parfaitement la peur mais aussi l’espoir de Tauba qui grimpe sur les toits pour aller vers l’air et la lumière. Quant à Moshé, il compte les briques du mur d’en face, les écureuils, les rats. Et les gens… On voit aussi, au fil des jours (Jour 95, Jour 148, Jour 182, Jour 360, Jour 535 etc) le désespoir d’un père qui se reproche de n’avoir pas le courage de résister.
Pire, c’est Alfred, le propre fils des Dinanceau, engagé auprès des Allemands dans la LVF, qui représente le pire danger. A ses parents Rose et Désiré (qui ont réellement existé), il lance : « Si vous cachez des Juifs, je les tue ! » Pris entre leur attachement pour Alfred et leur conception de la dignité humaine, ils feront un choix terrible. Ainsi La vie devant moi est aussi un hommage aux gens qui ont sauvé des Juifs… L’histoire d’une double tragédie !
PASSION.- Dans les rues de Mexico, au cours des années cinquante, William Lee déambule sans vraiment avoir l’air de savoir où il va… Pourtant son regard est aux aguets. Il regarde autour de lui et son attention se porte exclusivement sur les garçons qui passent alentour. Avec un ami barbu et rondouillard, de bar en bar, il écluse de la tequila à pleins verres. Il lorgne un rouquin et lâche : « Il est tellement queer qu’il ne m’intéresse plus.» Passent encore deux types qui rêvent de construire un bateau et William Lee de soupirer : « On ne peut pas être ami avec un queer ». Plus tard, dans un hôtel à la chambre baignée du rouge d’un enseigne, il est emporté dans une violente étreinte avec un type portant un médaillon en forme de mille-pattes. Et puis, Lee aperçoit Eugène Allerton, beau jeune homme en tee-shirt blanc moulant. Est-il queer ? Ensemble, ils regardent l’Orphée (1950) de Jean Cocteau dans lequel Jean Marais, ganté magiquement, traverse le miroir. Lee et Eugène, dans l’appartement de Lee, boiront du (mauvais) cognac Napoléon avant de faire l’amour…
Avec Queer (Italie – 2h16. Dans les salles le 26 février), le réalisateur italien Luca Guadagnino, (connu pour Call Me By Your Name en 2017 et Challengers en 2024) mène à bien un projet déjà ancien. Lecteur avide depuis sa jeunesse, le cinéaste a lu Queer adolescent quand il vivait à Palerme, saisissant d’emblée le potentiel cinématographique du roman et commençant à l’adapter pour le grand écran dès l’âge de vingt-et-un ans. « J’étais, dit-il, sous le choc, totalement absorbé et investi dans le personnage central de William Lee, le double littéraire de William S. Burroughs. C’est l’étrangeté du roman qui m’a le plus frappé, je m’y sentais relié par quelque chose que je ressentais à l’époque : le puissant désir d’être avec quelqu’un qui me renvoie mon reflet, et avec qui je me sens entièrement connecté. »
En se basant sur le roman éponyme et inachevé de William S. Burroughs, écrit de 1951 à 1953 et finalement publié en 1985, le film met en scène Lee, l’alter ego fictif de l’écrivain qui tombe amoureux d’Eugene Allerton, un jeune homme curieux et faussement timide venu d’Oklahoma. William Lee va devoir faire face à ses transgressions passées et présentes au cours de cet exil volontaire. Et il se confrontera au désir, à la solitude, aux limites de ce qu’on peut chercher chez l’autre, ce qu’il peut faire pour nous et ce que nous devons faire pour nous-mêmes…
Burroughs a écrit Queer pour documenter (et romancer) sa période d’expatriation à Mexico, qu’il avait rejoint dans les années 40 pour explorer sa sexualité et assouvir son addiction à l’héroïne. Marié à l’époque, il était tombé amoureux d’un soldat américain et avait fini par tuer accidentellement son épouse Joan Vollmer lors d’une soirée alcoolisée à Mexico.
Rongé par la culpabilité à cause de la mort de sa femme, il a commencé l’écriture de Queer peu de temps après, mais ne l’a pas terminé pour se consacrer à l’écriture de Junky, le classique de la contre-culture paru en 1953, avant d’écrire Le festin nu en 1959. Ces œuvres classiques ont consolidé son statut, ainsi que celui de ses amis écrivains Allen Ginsberg et Jack Kerouac, en tant que premiers représentants de la Beat Generation, rebelles littéraires, marginaux et hédonistes qui ont transformé le paysage culturel américain en bouleversant l’art de l’écriture avec provocation.
Entouré de comédiens comme Drew Starkey (Allerton), Jason Schwartzman (Joe Guidry) ou Lesley Manville (le docteur Cooter), Daniel Craig est au coeur de cette aventure queer et fantastique qui se développe en trois chapitres (Vous aimez le Mexique ? – Compagnons de voyage – La botaniste dans la jungle) et un épilogue. Portant un petit chapeau, des lunettes en plastique, une chemise blanche et un costume blanc usé, avec un revolver à la ceinture, le dernier interprète de James Bond n’est pas sans faire penser, dans sa quête tragique et douloureuse de l’amour, au malheureux Von Aschenbach incarné par Dirk Bogarde dans le fameux Mort à Venise (1971) de Visconti.
Des plans de Goebbels aux amours de Bridget 
MANIPULATION.- « La propagande est un art ! » C’est Joseph Goebbels qui le dit et, sur ce point, on peut faire confiance à l’éminence grise d’Hitler. A l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le Reichsminister est devenu un personnage incontournable de la machine nazie. Ayant l’oreille et le plein soutien du Führer, il est convaincu que la domination du Reich sur l’Europe et le monde passera par des méthodes de manipulation radicalement nouvelles. Pour cela, il s’agit autant de contrôler, d’une main de fer, les médias (et aussi le cinéma) que d’électriser les foules. Au point de transformer les défaites en victoires et le mensonge en vérité. Dans une salle de cinéma, avec son staff, Goebbels visionne des images d’Hitler saluant de très jeunes soldats qui s’apprêtent à aller mourir au combat. Il scrute les rushes, observe un plan sur les mains d’Hitler secouées de spasmes. Soudain il crie : « Le Führer ne tremble pas ! Le peuple ne verra jamais ces images ! » Le technicien, à ses côtés, ose : « Nous n’avons rien d’autre. Le Führer n’est plus qu’une ombre de lui-même. » Goebbels s’agace et lâche: « C’est moi qui décide ce qui est vrai. Et ce qui est vrai, est ce qui profite au peuple allemand. » Goebbels est en train de bâtir la plus sophistiquée des illusions, quitte à précipiter les peuples vers l’abîme…
L’évocation du nazisme et de la Shoah, l’un des plus grands crimes de l’humanité a souvent été traité au cinéma. Que l’on se souvienne simplement des récents La zone d’intérêt et La plus précieuse des marchandises. Avec La fabrique du mensonge (Allemagne – 2h04. Dans les salles le 19 février), le cinéaste allemand Joachim Lang se demande pourquoi la majorité des Allemands ont suivi Hitler dans la guerre et l’Holocauste, et comment les responsables ont pu commettre des crimes aussi inimaginables contre des millions de victimes innocentes ? Lang choisit de s’inscrire dans la perspective des auteurs de ces crimes.
« Nous ne connaissons Hitler et les principaux dirigeants nazis, dit le réalisateur, que par leurs apparitions fabriquées, celles que le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, voulait utiliser pour façonner l’image du national-socialisme. Cette image agit encore aujourd’hui sur nous. Elle est le résultat d’une manipulation. »
Führer und Verführer (titre original) s’attache à briser la mise en scène en plongeant dans les coulisses où œuvre Goebbels. Ayant un passé de documentariste, Joachim Lang appuie ainsi ses dialogues sur des citations authentiques et il s’attache régulièrement à mêler des images de fiction avec de vraies images d’actualité souvent insoutenables. Enfin, il fait de Goebbels, le (sinistre) « héros » de cette descente dans le cercle de l’enfer. On est constamment au plus près de Goebbels quand il « courtise » Hitler dans le but de devenir son numéro 2 en évinçant les Göring, Bormann, Ribbentrop et autre Himmler. L’objectif d’Hitler était d’élargir l’espace vital des Allemands à l’Est et de procéder à l’extermination totale de tous les Juifs. L’objectif de Goebbels était de trouver les images parfaites pour cela et, avec sa machine de propagande, de soutenir Hitler au sein de son propre peuple…
Si La fabrique du mensonge évoque les amours de Goebbels, nabot gominé à la jambe atrophiée, avec l’actrice tchèque Lida Baarova et ses relations tendues avec son épouse Magda, le film se penche aussi sur ce moment tragiquement ubuesque que fut le discours du Sportpalast de Berlin prononcé le 18 février 1943 par Goebbels devant 14 000 membres du parti nazi alors même que l’Allemagne glissait déjà vers sa perte. On voit ainsi le ministre de la Propagande répéter son discours devant les miroirs de son domicile. Considéré comme le sommet de la rhétorique de Goebbels, ce discours voit, in fine, l’orateur poser dix questions à une foule hystérique, le tout s’achevant par une incantation : « Maintenant, Peuple, lève-toi ! Tempête, déchaîne-toi ! ».
Enfin, le film a une résonance fortement contemporaine quand il se demande à quelles images, on peut faire confiance. Et Joachim Lang cite Primo Levi. « C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau : c’est le noyau de ce que nous avons à dire. »
TOXIQUE.- Pour Marie, Julien et leurs deux adolescentes de filles, la vie va tranquillement. Mais une panne de la chaudière dans la petite maison qu’ils habitent près de Vannes montre bien que la vie du couple, marié depuis quelques années déjà, n’est plus aussi heureuse et paisible qu’auparavant. Dans l’entreprise où Marie travaille, un audit est en cours. Par ailleurs, Anaëlle, qui fut autrefois le grand amour de Julien, est de retour en ville où elle a décidé d’ouvrir un bar. Tout cela trouble et déstabilise la fragile Marie. Lorsqu’elle est reçue par Thomas Radiguet, le DRH chargé de l’audit, Marie s’effondre. Elle croit ou imagine que Julien revoit Anaëlle. Aveuglée par la jalousie, Marie entame alors, par dépit, une liaison avec Thomas. Elle se retrouve vite embarquée dans une spirale dangereuse qui va mettre en péril bien plus que son mariage…
Avec Dis-moi juste que tu m’aimes (France – 1h51. Dans les salles le 19 février), Anne Le Ny signe son sixième long-métrage comme réalisatrice et livre une manière de thriller domestique avec quatre personnages pris dans les rets d’une aventure intime.
« En général, au cinéma, dit Anne Le Ny, on parle soit de la naissance de l’amour – du moment de la rencontre et de la passion – soit de la fin de la relation amoureuse, avec son cortège d’amertume et de ressentiment. J’avais envie d’explorer ce qui se passe au milieu de la relation ! C’est un moment où les fondations du couple sont solides, mais où, avec l’arrivée des enfants, la relation est devenue une « petite entreprise » qu’il faut faire tourner. Marie et Julien sont accaparés par leurs obligations familiales et professionnelles et ils ne se parlent plus beaucoup. C’est un moment où leur couple a besoin d’un second souffle… »
Las, la relation charnelle -intense, de l’avis même de Marie- va bouleverser l’existence de tous les protagonistes, peu à peu manipulés par un personnage hautement toxique. Sous ses apparences charmantes, voire très bon enfant pour un DRH, Radiguet est dans l’emprise la plus complète sur Marie, évidemment mais aussi sur sa famille dans laquelle il s’immisce au motif de « voir comme ils vivent ». A l’instar du kintsugi, cette technique de céramique que pratique la sœur de Marie et qui permet de réparer et de sublimer les fêlures, le couple Marie-Julien va être contraint de modifier la place de chacun dans le couple. Julien ira jusqu’à braquer l’ordinateur professionnel de son épouse pour lui venir en aide. Si les personnages de Marie et Julien sont bien dessinés, Anne Ly Ny apporte un soin particulier à son affable et empathique prédateur. Elle décrit la mécanique de l’emprise chez un individu, évidemment fêlé, séduit par la vulnérabilité de Marie et, persuadé que Marie ne peut avoir de volonté propre. Radiguet est dans la toute-puissance et s’imagine comme le prince charmant venant sauver la malheureuse Cendrillon.
Pour incarner Radiguet, la comédienne et réalisatrice retrouve, ici, José Garcia, déjà tête d’affiche du Torrent (2022), autre thriller qui se déroulait dans le décor des Vosges, notamment à Gérardmer, La Bresse et sur la route des Crêtes. Si José Garcia est très bon en pervers narcissique, Omar Sy (Julien) et Vanessa Paradis (Annaëlle) lui donnent une belle réplique. Mais dans ce thriller, vite suffocant, c’est Elodie Bouchez, avec sa Marie bouleversée, qui épate !
BONTÉ.- Deux cambrioleurs cagoulés se sont introduits à La pie voleuse, un magasin de musique de Marseille et fouillent partout. L’un d’eux prend appui sur une conduite qui cède et provoque une inondation. Partout des factures et des chèques flottent dans l’eau… Cela, mais Maria ne le sait pas encore, va profondément impacter la vie de cette sexagénaire souriante qui aide, tous les jours, des personnes plus âgées qu’elles. Ainsi ce Monsieur Moreau, cloué dans son fauteuil roulant, pour lequel elle cuisine des filets de loup finement panés. Un brave homme qui lui confie régulièrement des chèques pour faire ses courses. Mais voilà Maria tire le diable par la queue. Et pourtant, elle a envie de goûter au plaisir de la vie, de s’offrir six huîtres en écoutant Arthur Rubinstein jouer le Liebestraum de Liszt. Surtout Maria entend tout faire pour que Nicolas, son petit-fils, devienne un virtuose du clavier. Ce qui passe aussi par la location d’un bon piano réglée avec un chèque de… Monsieur Moreau. Mais, à cause des dégâts de l’inondation, ce dernier reçoit un courrier du magasin lui réclamant un nouveau chèque. Lorsque le fils Moreau tombe sur la lettre, les événements vont se succéder en cascade et une plainte pour abus de faiblesse venir tout bouleverser…
Avec le cinéma de Robert Guédiguian, on est quasiment toujours en pays de connaissance. Parce qu’à de rares exceptions, l’action se passe volontiers à Marseille et souvent du côté de L’Estaque… même si la dernière fois, c’était en 2011 pour Les neiges du Kilimandjaro. Parce qu’il y a aussi des visages connus qui incarnent des personnages de préférence attachants et chaleureux. On songe évidemment à Ariane Ascaride, comédienne favorite et épouse de Guédiguian mais aussi à Jean-Pierre Darroussin, Gérard Meylan, Jacques Boudet ou les plus jeunes Grégoire Leprince-Ringuet, Robinson Stévenin ou Lola Naymark…
La pie voleuse (France – 1h41. Dasn les salles le 29 janvier) ne fait pas exception. Et le cinéaste de Marius et Jeannette y raconte l’histoire d’une femme qui a assez d’ingénuité en elle pour penser que ce qu’elle fait, n’est pas répréhensible. Car Maria (Ariane Ascaride, parfaitement lumineuse et marquée de fêlures) est très dévouée à ceux auxquels elle prélève un « petit » billet de dix ou vingt euros. En fait, elle a un rapport très aimant avec les gens chez qui elle travaille, qui eux-mêmes l’adorent. Maria outrepasse largement les tâches que ses employeurs exigent d’elle. Elle a de la bonté. Elle mesure presque le fait que ce ne soit pas une gêne pour les personnes. Que cela ne leur manquera pas. Et, en effet, cela ne leur manque pas.
Avec ce conte coloré et ensoleillé, Guediguian aborde, sans avoir l’air d’y toucher, la question de la précarité et le droit de revendiquer plus que le strict minimum. « La vie ne peut pas se réduire au nécessaire, dit le réalisateur, il faut aussi un accès à la respiration, à la beauté. (…) Inconsciemment, Maria agit en anarchiste. Les couches moyennes devraient se montrer davantage solidaires envers les plus pauvres. Taxer les superprofits ne suffira pas. On ne règlera pas tous les problèmes du monde en taxant les 10% des personnes les plus riches. Il faut aussi que les gens d’un niveau social moyen aident leurs voisins moins dotés. »
VIVRE.- « Merde, je suis en retard ! » Ce soir, Bridget Jones est de sortie. Mais, à la maison, c’est quand même le grand bazar. Billy et Mabel, ses deux gamins, ne sont pas du genre paisible et la cuisine ressemble à un vaste chantier. Et voilà que débarque ce cher Daniel Cleaver. Les gamins l’adorent. Bridget, elle, tord un peu le nez à ses blagues foireuses et sexuelles : « Froisse pas ta culotte géante ! » Bon, c’est vrai, on le sait bien, Bridget a souvent porté d’immenses slips pas très sexy.
Aujourd’hui, Bridget est veuve après dix années de bonheur. Son cher Mark Darcy a été tué, il y a quatre ans, lors d’une mission humanitaire au Darfour. Et Bridget ne parvient pas à faire son deuil, d’autant que le fantôme de Mark apparaît volontiers à l’heure où Billy et Mabel doivent se coucher. Bien sûr, autour d’elle, ses amis se font un devoir de lui dire que rien n’est terminé et qu’elle devrait refaire sa vie. Ah, les amis et leurs bons conseils ! A 52 ans, Bridget se sent tout simplement « impraticable et asexuée ». Sur son lit de mort, son vieux père lui a dit : « Survivre ne suffit pas. Il faut vivre ! »
Lors d’une sortie dans un parc, les enfants ont escaladé un grand arbre et n’arrivent plus à redescendre. Bridget grimpe à son tour et reste coincée en mauvaise posture. A Scott Wallacker, le prof de sciences (Chiwetel Ejiofor) du collège des enfants, elle assure que tout va bien. Mais lorsque passe Roxster, un jeune garde forestier, Bridget est bien obligée de demander de l’aide… Et le charmant Roxster (Leo Woodall) ne se fait pas prier pour aider.
Il faut se rendre à l’évidence ! Depuis toujours -enfin depuis qu’on la suit sur les écrans- Bridget Jones se bagarre pour ne pas rester seule. Avec Bridget Jones : Folle de lui (USA – 2h04. Dans les salles le 12 février), on peut penser que la voilà rangée des voitures. Mais non, tout n’est pas fini et même sa gynécologue (Emma Thompson) lui conseille de se bouger. Alors, notre Londonienne se dit qu’il n’est peut-être pas trop tard pour partir en quête de l’homme idéal. Une amie l’inscrit sur Tinder. « Veuve éplorée recherche éveil sexuel », ça peut marcher ? Soutenue par son entourage, Bridget va d’abord retourner à son boulot de productrice de télévision et décider ensuite de filer un temps le parfait amour avec Roxster. Mais est-ce bien sérieux quand la différence d’âge est si grande ?
Avec ce quatrième épisode des aventures et mésaventures de Bridget Jones (après Le journal… en 2001, L’âge de raison en 2004, Bridget Jones Baby en 2016), on retrouve donc le personnage, imaginé par la romancière Helen Fielding, qui a fait de Renée Zellweger une vedette internationale. Pour la dernière fois, on le suppose, la comédienne américaine, qui a l’âge de son personnage, repique au truc. Autour d’elle, on retrouve, dans des rôles épisodiques, Hugh Grant (Daniel Cleaver), Colin Firth (Mark Darcy), Jim Broadbent ou Gemma Jones (les parents de Bridget). Tout cela va son petit bonhomme de chemin. Rien de surprenant, ni de rédhibitoire non plus.
Un visionnaire se frotte au rêve américain 
Ce sont des passages sombres, comme les sinistres coursives d’un enfer sous terre. On songe évidemment à l’univers concentrationnaire nazi, aux pauvres humains en détresse poussés comme des bêtes vers la déshumanisation et la destruction. De fait, dans une bousculade permanente, une foule, faite de visages émaciés, de rictus hagards, se presse, avance, chavire. Laszlo Toth est dans cette marée apeurée. Dans ce grouillement terrible, il aperçoit enfin le ciel. Ce n’est pas celui de Buchenwald ou d’Auschwitz. Laszlo était dans la cale d’un bateau qui entre dans le port de New York. Au-dessus de lui, c’est le ciel de l’Amérique, la terre promise. Mais, las, la statue de la Liberté semble à l’envers, de guingois, la tête en bas… De mauvais augure !
Lorsqu’il pose le pied sur le sol américain, Laszlo Toth n’est plus rien. Il ne sait pas si Erzsebet, sa femme, ni Zsofia, sa jeune nièce, dont le couple s’occupe depuis la disparition de ses parents, ont survécu à l’holocauste. Cet architecte visionnaire né à Budapest, formé au célèbre Bauhaus de Dessau, se demande de quoi sera faite son existence dans ce pays de cocagne qui n’attend pas vraiment les immigrants qui affluent. Heureusement, Laszlo peut compter sur Atilla, un parent qui l’accueille avec effusion. Avec Audrey, sa belle épouse, cet Hongrois a ouvert un magasin de meubles à Philadelphie. C’est là que Toth, après avoir créé un superbe fauteuil en métal et cuir, va faire une rencontre qui va bouleverser sa vie. En effet, pour faire une surprise à son père, le jeune Harry Lee demande à Attila et à Toth de réaliser une nouvelle bibliothèque dans la grande demeure des Van Buren. Si le père, Harrison Lee Van Buren Sr. pique un colère noire en découvrant cette bibliothèque aux beaux volumes bien éclairés, il se reprendra bientôt en constatant le talent, voire le génie de cet architecte qui gagne maigrement sa vie en pelletant du charbon sur les sites industriels de Philadelphie… Ainsi l’éminent et fortuné oligarque américain lui confiera le soin de réaliser un immense complexe qui deviendra l’Institut Van Buren… Pour Laszlo Toth, c’est évidemment la chance de sa vie, l’occasion de renouer avec un vrai geste créateur.
« Le film, dit le cinéaste, s’intéresse au parallèle qui existe entre le parcours d’un immigré et celui d’un artiste. Quand un individu ose quelque chose de nouveau, d’audacieux, comme l’institut que Laszlo bâtit au cours du film, il est généralement violemment critiqué et discrédité. Jusqu’à ce qu’avec le temps, viennent la reconnaissance et même l’adulation. »
Mais, tandis qu’il tente de trouver ses marques en terre étrangère en renouant avec sa carrière de bâtisseur, Laszlo va devoir batailler contre le pouvoir de son mécène. Car Harrison Lee Van Buren, personne instable et lunatique mais homme de goût, en commanditant son travail, va prendre l’ascendant sur celui qui peut aussi rapidement devenir un employé prié de se taire et d’obéir. La création architecturale prend alors une dimension de contestation du pouvoir d’un capitalisme omniprésent et forcément étouffant. Le film pose la question : qui permet à l’art d’exister ? Et quel impact peut avoir le mécénat sur un artiste et sa création ?
En mettant en scène un personnage fictif, The Brutalist se présente comme une vaste épopée sur fond de quête du rêve américain. Avec ses 3h35 de spectacle (coupé par un entracte de quinze minutes voulu par le cinéaste), Brady Corbet semble vouloir cocher toutes les cases avec aussi un petit penchant à prendre le spectateur par la main et lui susurrer : « Regarde comme je filme bien ! » Même si, in fine, la mise en scène est quand même très classique.
Entièrement tourné à Budapest, une ville magnifique où l’importance de l’architecture est omniprésente, le film a été confié, avec une image au format VistaVision (notamment utilisé par Alfred Hitchcock pour bon nombre de ses films des années 50) au directeur de la photographie britannique Lol Crawley. La grande séquence dans les carrières de marbre de Carrare, c’est quasiment un instant fantastique qui se développe également dans une fête souterraine (aux accents de My Destiny) qui prendra une tournure tragique.
Avec cette fresque (forcément) monumentale à laquelle il a oeuvré pendant sept ans, Corbet arrive sur le devant de la scène cinématographique. On l’avait vu comédien dans une vingtaine de films (dont, en 2008, le Funny Games U.S. de Michael Haneke) avant qu’il ne se tourne vers la réalisation avec L’enfance d’un chef (2015), libre adaptation de la nouvelle éponyme de Sartre, jamais sorti dans les salles françaises puis avec Vox Lux (2018) sur l’histoire, pendant quinze ans, de Céleste (Natalie Portman), une star de la pop, sorti, lui, directement, en vidéo.
Avec son troisième long-métrage, Corbet fait carton plein. Il a été couronné meilleur réalisateur à la Mostra de Venise. Aux Golden Globes, il a été primé comme meilleur film dramatique, meilleur réalisateur et Adrien Brody a été couronné meilleur acteur. Gageons qu’aux prochains Oscars, la moisson de récompenses devrait aussi se faire.
Film de tous les superlatifs, The Brutalist est aussi une superbe histoire d’amour, celle qui réunit Laszlo et Erzsebet, une femme d’une grande lucidité et d’une honnêteté féroce qui trouvera dans la passion qu’elle porte à son mari les ressources pour s’arracher au handicap rapporté de sa déportation. La judéité est aussi l’un des thèmes du film, autant par la volonté de Szofia et de son compagnon de faire leur alya que par le désir de Toth de nouer la réalisation de l’institut Van Buren à la mémoire des camps. La forme du bâtiment devant amener celui qui y pénètre à lever les yeux vers le haut et la lumière…

Les deux femmes dans la vie de Laszlo:
Zsofia (Raffey Cassidy) et, à droite, Erzsebet (Felicity Jones). DR
Reste peut-être que la séquence finale, en forme d’épilogue, sonne un peu comme une pub pour Venise. C’est là qu’en 1980 se tient effectivement la première exposition internationale d’architecture sous le titre La présence du passé. C’est cet intitulé que le film reprend pour l’exposition commémorative en l’honneur de la carrière de Laszlo Toth.
A propos du titre qui peut résonner bizarrement pour un spectateur francophone, il convient de dire que le brutalisme auquel il fait référence est un style architectural qui a connu une grande popularité des années 1950 aux années 1970 avant de décliner peu à peu. Il se distingue notamment par la répétition de certains éléments comme les fenêtres, par l’absence d’ornements et le caractère brut du béton. Le « béton brut » est le terme employé par Le Corbusier, qui voit dans ce matériau de construction un aspect sauvage, naturel et primitif lorsqu’il est utilisé sans transformation. Les structures brutalistes se composent de formes géométriques massives et anguleuses qui frappent par leur répétition. Le brutalisme milite pour la réunion des fonctions dans les bâtiments, mais avec des espaces clairement distincts les uns des autres.
Brady Corbet et sa coscénariste Mona Fastvold se sont découverts une fascination pour l’architecture brutaliste : « Pour nous, la condition psychologique de l’après-guerre et son architecture, dont le brutalisme, sont liées (…) Nous avons vu de la poésie dans l’utilisation de matériaux développés pour survivre à la guerre, dans les bâtiments d’habitation et d’entreprise des années 50 et 60, par des architectes tels que Marcel Breuer et Le Corbusier. »
Enfin The Brutalist que son auteur voit comme un film historique dans lequel les personnages sont le produit de circonstances, est porté par une remarquable distribution : Felicity Jones (Erzsebet), Raffey Cassidy (Zsofia), Alessandro Nivola (Attila), Stacy Martin (Maggie Lee) et bien entendu l’excellent Guy Pearce, découvert il y a longtemps dans L.A. Confidential (1997), qui campe un Van Buren séduisant et trouble. Pour faire bonne mesure, le film s’offre aussi sa (petite) polémique IA à propos de l’accent hongrois d’Adrien Brody. Mais cela n’enlève rien à la prestation du comédien, tour à tour exalté, rebelle et abattu. En 2002, Adrien Brody était devenu, à 29 ans, le plus jeune acteur à décrocher l’Oscar du meilleur acteur pour son interprétation du compositeur polonais Wladyslaw Szpilman dans Le pianiste de Roman Polanski. Il ajoute, ici, avec Toth, une nouvelle page à son brillant parcours…
Notons enfin que l’un des premiers décrets signés par Donald Trump le jour de son investiture en janvier portait sur l’architecture. Le président américain y exprimait sa volonté que les bâtiments officiels soient à présent construits selon des normes esthétiques plus « traditionnelles, régionales et classiques ». Une critique à peine déguisée à l’encontre de plusieurs bâtiments américains de style brutaliste comme la mairie de Boston…
THE BRUTALIST Drame (USA – 3h35) de Brady Corbet avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce, Joe Alwyn, Raffey Cassidy, Stacy Martin, Emma Laird, Isaach de Bankolé, Alessandro Nivola, Ariane Labed, Michael Epp, Jonathan Hyde. Dans les salles le 12 février.
Le dernier souffle d’une icône 
« Madame Callas est morte ». D’une voix blanche, Ferrucio, le fidèle valet de la diva, vient d’informer le dernier médecin à avoir suivi la cantatrice. Dans le superbe appartement du 36, avenue Georges Mandel, dans le 16e arrondissement de Paris, des hommes en blouse blanche apportent un brancard. La police est là aussi. C’est la fin de l’une des plus grandes voix du 20e siècle, celle dont le chef d’orchestre italien Tullui Serafin, qui fut son mentor, disait : « Cette diablesse de femme peut chanter n’importe quel rôle écrit pour une voix féminine ».
Avec Maria, le réalisateur chilien Pablo Larrain achève une trilogie biographique féminine entamée, en 2016, avec Jackie (consacrée à Jacky Kennedy-Onassis) et poursuivie en 2021 avec Spencer sur Diana Spencer alias Lady Di. De la même manière que Jackie évoquait la première dame dépossédée de son mari lors de funérailles nationales et Spencer le dernier Noël de Diana dans sa résidence anglaise alors que son couple avec Charles agonise, Maria scrute la dernière semaine de Maria Callas alors que sa voix n’est plus et qu’elle tente de résister en alternant des médicaments qui l’empêchent de dormir et d’autres potions qui la maintiennent en éveil.
Dans son appartement parisien dont le décor baroque n’est pas sans rappeler ceux de ses opéras, Maria Callas erre comme une âme en peine. En chemise de nuit blanche et robe de chambre à pompons, elle joue avec ses petits chiens, chipote à table, se nourrit à peine au grand dam de Bruna, sa cuisinière et femme de chambre, s’ingénie à dissimuler partout ses médicaments que Ferrucio prend, lui, soin de récupérer. Avant de sortir retrouver un répétiteur qui l’attend pour travailler. « Désolé, je suis en retard » dit la cantatrice. « Vous êtes Maria Callas » répond le pianiste et d’ajouter : « Ce sont les autres qui sont en avance ». Las, la voix n’est plus au rendez-vous, Maria est contrariée et amère même si le répétiteur a cru y entendre de l’espoir.
Pablo Larrain s’attache à capter ces instants aussi intimes que dérisoires puisque, même si elle le nie, la diva sait que tout est fini. Alors survivent les souvenirs. Et s’enchaînent dans des retours en arrière les triomphes à Covent Garden, à New York, à Venise ou dans cette Scala milanaise qui fut carrément sa demeure et son repaire dans les années cinquante. Maria Callas s’installe à la terrasse d’un établissement parisien : « Je viens au restaurant pour être adulée ».
Celui qui l’adulera le plus et l’arrachera littéralement à Meneghini, son premier mari, c’est évidemment Aristote Onassis. « Je suis moche mais je suis riche » dit ce marchand baratineur et voleur. La Callas est sous le charme : « Avec lui, je pouvais redevenir une fille ». Au jeune journaliste curieusement nommé Mandrax, comme le barbiturique-sédatif dont elle abuse, elle confie : « Nous sommes grecs. La vie et la mort, pour nous, vont ensemble ». De cette Grèce lointaine, viennent régulièrement la hanter, les images d’une jeune fille ronde et myope contrainte par sa mère de chanter L’amour est un oiseau rebelle devant des SS…
Comme on sait finalement peu de choses sur les dernières temps de la vie de Maria Callas, le cinéaste comble à sa guise ce vide avec un récit allègre et nostalgique qui cerne, au plus près, le parcours, les succès, les affres, les colères d’une femme libre et indépendante. Ainsi, au fil des sept derniers jours de son existence, on voit aussi passer par là aussi John Fitzgerald Kennedy et Marilyn Monroe avec son fameux Happy Birthday, Mister président et l’ombre de Jackie Kennedy. Mandrax lui dira, à propos du mariage d’Ari et de Jackie : « Elle était l’épouse. Vous, sa vie ».
Tandis qu’on entend encore la sublime romance E lucevan’ le stelle de la Tosca, Maria Callas peut dire à son médecin qui lui conseille d’arrêter le chant: « Ma vie, c’est l’opéra. Il n’y a rien de raisonnable dans l’opéra » puis « Ma voix est au paradis et dans des millions de disques, docteur ».
« Beaucoup des opéras que Maria Callas a interprétés sont des tragédies, dit le cinéaste, donc le personnage principal qu’elle incarnait mourait souvent sur scène à la fin. Les récits de ces opéras sont très différents de sa vie, mais j’ai trouvé qu’il y avait toujours un lien entre Maria Callas et les personnages qu’elle jouait. » De fait, la Callas devient, ici, partie intégrante des tragédies qu’elle a interprétés sur scène. Et ces interprétations, dans les abondants flash-backs qui émaillent le film, sont comme des moments de pure grâce où sa voix de soprano s’élève, puissante, majestueuse, envoûtante. On l’entend ainsi dans Ne andro lontana de La Wally, dans Anna Boleyn, en Elvira dans Les puritains ou encore dans Vissi d’arte de la Tosca qui s’élève alors qu’elle vient de mourir et qui fige, dans les rues de Paris, tous les passants.
Avec ses collaborateurs (Ed Lachman à la photo, Guy Hendrix Dyas aux décors, Massimo Cantini Parrini aux costumes) Pablo Larrain inscrit, en s’appuyant sur un gros travail de documentation, cette chronique d’une prima donna assoluta dans une forme sophistiquée et remarquable. Tant pour la reconstitution de l’appartement parisien, des rues de Paris (parfois tournées à… Budapest), le choix des couleurs des années 1970, le travail sur le noir et blanc pour les séquences du passé que pour le brillant montage de faux documentaires, de fausses archives, de faux reportages, de faux films d’amateur pour lesquels Larrain a eu accès aux vrais films personnels.
Quant à Angelina Jolie, dont on ne peut pas dire que ses films récents, notamment dans l’univers Marvel, aient été des réussites, elle s’est glissée dans la peau du personnage au prix d’un travail vocal imposant. Ainsi, elle a pu chanter six aria pour le film, le son étant ensuite mixé avec la voix de Callas.
Présenté à la Mostra de Venise, le film valut une longue standing ovation à Angelina Jolie même si, du côté de la critique, les avis sont partagés entre le Guardian londonien qui y voit un drame capable d’emporter les spectateurs et le Figaro parisien qui parle de film convenu et qui sonne faux. Il est vrai qu’au Figaro, on devait être amer en songeant à la séquence où le critique musical du quotidien se fait rudement prendre à partie pour avoir enregistré en cachette une diva à la dérive, tentant de raviver, mais en vain, sa voix légendaire…
Tout récemment, on nous donnait à voir l’envol d’une autre légende, Bob Dylan, dans Un parfait inconnu. Voici, cette fois, une manière d’adieu à la carrière et à l’existence d’une grande diva. Alors que la Callas est définitivement entrée dans la légende, Pablo Larrain va mêler, tandis que défilent des images d’archives de la vraie Maria, les accents mélancoliques du An Ending de Brian Eno avec le fameux Va pensiero du Nabucco de Verdi (ci-dessous). La musique, toujours, pour accompagner une aventure tour à tour élégiaque et douloureuse dans laquelle, pour peu d’aimer Callas (mais qui ne l’aime pas?) on se glisse avec émotion et tendresse.
MARIA Drame (USA – 2h03) de Pablo Larrain avec Angelina Jolie, Pierfrancesco Favino, Alba Rohrwacher, Haluk Bilginer, Kodi Smit-McPhee, Stephen Ashfield, Valeria Golino, Caspar Phillipson, Vincent Macaigne. Dans les salles le 5 février.
Va, pensée, sur tes ailes dorées ;
Va, pose-toi sur les pentes, sur les collines,
Où embaument, tièdes et suaves,
Les douces brises du sol natal !
Salue les rives du Jourdain,
Les tours abattues de Sion …
Oh ma patrie si belle et perdue !
Ô souvenir si cher et funeste !
Harpe d’or des devins fatidiques,
Pourquoi, muette, pends-tu au saule ?
Rallume les souvenirs dans le cœur,
Parle-nous du temps passé !
Semblable au destin de Solime
Joue le son d’une cruelle lamentation
Ou bien que le Seigneur t’inspire une harmonie
Qui nous donne le courage de supporter nos souffrances !
Un mystérieux ménestrel sur la scène folk 
Dans le New York de 1961, débarque un petit gars fluet, une casquette sur la tête, une grosse écharpe autour du cou, un sac sur le dos et une valise de guitare à la main. Dans un bar, il déplie une coupure de presse disant que Woody Guthrie est hospitalisé quelque part dans le New Jersey. Pendant ce temps, Pete Seeger se défend devant un tribunal en affirmant qu’une bonne chanson ne fait que du bien. Il empoigne son légendaire banjo pour le prouver au juge mais celui-ci ne l’entend pas de cette oreille. C’est devant les journalistes, aux marches du palais, que Seeger chantera le radical « This Land is Your Land »
C’est ce même Pete Seeger que le jeune homme va croiser auprès d’un Woody Guthrie souffrant de la maladie de Huntington et désormais muet sur son lit de douleur. Au jeune homme qui dit simplement « Je chante et je joue », le chanteur tend sa carte de visite au dos de laquelle est écrit Cul terreux, toujours pas mort. Bob Dylan prend sa guitare et joue Song to Woody qui dit : « Je suis perdu ici à un millier de milles de chez moi / Marchant sur une route que d’autres hommes ont foulée / Je vois ton monde de gens et de choses / Tes pauvres, tes paysans, tes princes, tes rois / Hey, Woody Guthrie, je t’ai écrit une chanson / Sur un drôle de vieux monde qui suit son chemin. » Un mince sourire s’affiche alors sur le visage raviné d’un Guthrie qui tape du poing sur sa table de nuit.
Si vous aimez plus que tout la chanson française ou le krautrock germanique, passez simplement votre chemin. Un parfait inconnu n’est pas pour vous ! Tous les autres peuvent s’installer dans les fauteuils et se laisser emporter par l’aventure folk d’un petit gars du Minnesota nommé Robert Zimmermann en passe, ici, de devenir l’immense Bob Dylan, seul chanteur à ce jour à avoir obtenu le prix Nobel de Littérature.
Avec la parfaite aisance d’un pro d’Hollywood, James Mangold embarque le spectateur du côté d’une scène musicale en pleine effervescence alors que la société est en proie à des bouleversements culturels, sociaux et politiques. Bobby Dylan, 19 ans, débarque tandis que la guerre du Vietnam bat son plein, que la crise des missiles de Cuba amène la Guerre froide à un moment paroxystique, que les Noirs militent pour les droits civiques et que bientôt John F. Kennedy tombera à Dallas sous les balles de Lee Harvey Oswald.
Du côté musical, tandis que se profile une ascension fulgurante, Bobby va rapidement balancer, avec son talent hors normes, entre les tenants intransigeants d’un folk pur et dur, un genre qu’il revendique néanmoins clairement et ses aspirations à changer à jamais le cours de la musique américaine.
James Mangold (déjà auteur d’un des plus beaux biopics musicaux américains avec Walk the Line (2005) dans lequel Joaquin Phoenix incarnait Johnny Cash) a conçu Un parfait inconnu avec comme référence Amadeus de Milos Forman, son mentor quand il était l’élève à la Columbia University de New York. Le cinéaste a ainsi exploré le parcours de Dylan, pendant les quatre années de sa vie de nomade en galère à son statut d’icône rock, à travers le prisme des autres personnages. « Un parfait inconnu s’attache, dit le réalisateur, à un moment bien précis du parcours de Bob Dylan, sans pour autant raconter toute sa vie. Il explore un monde où la musique transmet beaucoup de choses ».
Figure emblématique des hobos et porte-parole musical de la classe ouvrière, Woody Guthrie (1912-1967) fait figure de maître spirituel et le Dylan du film (la réalité était un peu différente) se rend immédiatement à son chevet comme pour obtenir une manière de sacrement. Avec Pete Seeger (1919-2014), véritable pionnier de la musique folk, le petit gars surgi de nulle part trouve un ami, une écoute attentive et un professionnel aguerri (Seeger est le cofondateur, en 1959, du festival de folk de Newport) qui va lui mettre le pied à l’étrier.
Passe aussi, par là, Johnny Cash (1932-2003), maître de la country, qui apparaît comme un grand frère précieux au moment où Dylan commencera à prendre, guitare électrique au poing, ses distances de la folk.
Et puis, il y a, dans Un parfait inconnu, deux femmes qui occupent une place d’importance dans l’existence de Bob Dylan. C’est évidemment Joan Baez (84 ans), reine du folk, que Dylan croise lors de ses apparitions en scène à New York. C’est très vite Love at the First Sight et aussi une fructueuse collaboration en scène avec des duos autour de titres mythiques comme Blowin’ in the Wind, archétype du protest song (1962) ou I Ain’t Me Babe avant que les deux se prennent la tête. L’autre femme, Sylvie Russo, est un personnage fictif largement inspiré de Susan Rotolo (1943-2011), dessinatrice et peintre, qui fut la petite amie de Dylan de 1961 à 1964.
Avec toutes ces fameuses figures, Mangold ne cherche pas l’exactitude mais bien une atmosphère, celle de musiciens de génie en pleine création. En s’appuyant sur une reconstitution historique de qualité, le cinéaste propose un récit constamment bruissant dans lequel s’élèvent des chansons mythiques (qu’on a envie de reprendre en choeur d’autant que le cinéaste les conserve le plus souvent en intégralité) comme I Was Young when I Left Home, Masters of War, A Hard Rain’s A-Gonna Fall, The Time There are a Changing, Maggie’s Farm ou évidemment Highway 61 ou Like a Rolling Stone.
Entouré de comédiens en verve (Edward Norton – Pete Seeger, Elle Fanning – Sylvie Russo, Monica Barbaro – Joan Baez, Boyd Holbrook – Johnny Cash), Timothée Chalamet, affublé d’une discrète prothèse de nez, est un Dylan épatant, tour à tour poète maudit, zombie spectral, musicien de légende (Chalamet chante en live), mi-enfant de choeur, mi-beatnik, grand ado fonçant sur sa moto Triumph mais aussi artiste affabulant son passé mais conscient de sa valeur lorsqu’il dit : « La bonne question n’est pas de savoir d’où viennent mes chansons mais de savoir pourquoi elles ne leur sont pas venues à eux ! »
Au coeur d’A Complete Unknown, James Mangold glisse un beau moment de cinéma avec le passage de Now Voyager (Une femme cherche son destin, 1942) d’Irving Rapper dans lequel Bette Davis a cette fameuse réplique : « Oh, Jerry, ne demande pas la lune, nous avons les étoiles ». Une étoile, en tout cas, est à l’écran d’Un parfait inconnu.
UN PARFAIT INCONNU Biopic musical (USA – 2h21) de James Mangold avec Timothée Chalamet, Edward Norton, Elle Fanning, Monica Barbaro, Boyd Holbrook, Dan Fogler, Norbert Leo Butz, Scoot McNairy, P.J. Byrne, Will Harrison, Charlie Tahan. Dans les salles le 29 janvier.
How many roads must a man walk down
Before you call him a man ?
Yes, ‘n’ how many seas must a white dove sail
Before she sleeps in the sand ?
Yes, ‘n’ how many times must the cannon balls fly
Before they’re forever banned ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
How many years can a mountain exist
Before it’s washed to the sea ?
Yes, ‘n’ how many years can some people exist
Before they’re allowed to be free ?
Yes, ‘n’ how many times can a man turn his head,
Pretending he just doesn’t see ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
How many times must a man look up
Before he can see the sky ?
Yes, ‘n’ how many ears must one man have
Before he can hear people cry ?
Yes, ‘n’ how many deaths will it take till he knows
That too many people have died ?
The answer, my friend, is blowin’ in the wind,
The answer is blowin’ in the wind.
Le père désemparé et la romancière qui se cherche 
EXTREME_DROITE.- Dans la nuit, Pierre Hohenberg avance, une torche rouge à la main, le long des rails du chemin de fer. Employé de la SNCF, il travaille dans l’alimentation électrique des voies et intervient fréquemment de nuit sur des caténaires autant pour de la maintenance que pour des opérations de secours. De retour au petit matin, il va réveiller Fus, son fils – « Te rendors pas » – avant de lui préparer son petit déjeuner.
Sa femme disparue, Hohenberg élève, seul, à Villerupt en Lorraine, ses deux grands fils. Louis, le cadet, réussit bien ses études et ne devrait plus tarder à partir pour la Sorbonne. L’aîné, Félix, surnommé Fus par sa mère allemande à cause de sa passion du Fussball, prépare un DUT de métallurgie. Passionné de ballon rond, il joue dans une équipe où il marque des buts. Présent au bord du terrain, le père va féliciter son fils dans les vestiaires. Il se propose de l’attendre pour le ramener à la maison. Mais Fus lui dit qu’il rentrera plus tard… Lorsqu’un collègue de la SNCF dit à Pierre qu’il a reconnu Fus lors d’un collage d’affiches d’extrême-droite, le père n’en croit pas ses oreilles. A Fus, de retour à la maison, Pierre, qui se sent trahi, lâche : « C’est ça que je t’ai appris ? »
Impuissant, le père va assister à l’emprise de ses fréquentations sur son aîné. Peu à peu, l’amour cède la place à l’incompréhension.
En 2020, Laurent Petitmangin avait été remarqué pour Ce qu’il faut de nuit, son premier roman, couronné du prix Femina des lycéens, qui à travers un père élevant, seul, ses deux fils, dénouait avec sensibilité et finesse le fil de destinées d’homme en devenir. C’est cet ouvrage que Delphine et Muriel Coulin ont adapté pour en tirer Jouer avec le feu (France – 1h58. Dans les salles le 22 janvier) et proposer une réflexion autour de questions comme « L’amour est-il forcément inconditionnel ? », « Si tu commettais le pire, pourrais-je continuer à t’aimer ? » ou « A quel moment on ne reconnaît plus quelqu’un qu’on croit connaître parce que ses idées deviennent indéfendables ? »
En s’appuyant sur la tentation de Fus pour les théories et les actions de l’extrême-droite, les deux cinéastes donnent à leur intime chronique familiale, une dimension également politique. « Ces derniers mois, ces dernières années, observe Delphine Coulin, nous avons tous dû affronter, dans notre environnement familial ou amical, quelqu’un qui défend des positions limite, et c’est toujours compliqué d’y faire face sans se mettre en colère. Mais le mépris et le surplomb n’ont pas aidé à ce que les gens soient moins nombreux à voter à l’extrême-droite ou à tenir des propos désormais décomplexés. »
Partant de ce constat, le quatrième film des sœurs Coulin (après 17 filles en 2011, Voir du pays en 2016 et Charlotte Salomon, la jeune fille et la vie en 2023) s’intéresse au plus près à Pierre Hohenberg, un technicien, marqué à gauche, qui guide des trains dans la nuit mais ne sait plus comment, dans sa famille, donner la bonne direction. Comme le livre de Petitmangin, le film ne donne pas de leçon, s’interdit de montrer du doigt. Il suit au plus près ce père de famille qui, au stade, supporte le FC Metz et vibre d’enthousiasme avec ses garçons mais qui découvre aussi, sur l’ordinateur de Fus, un site La France aux Français, des images de Fascists do it Better ou des pseudos comme Dodolphe. Pour tenter de comprendre, Pierre Hohenberg découvrira, dans une usine désaffectée, autour d’un ring où deux types s’affrontent brutalement, l’univers qui fascine Fus entre sweat-capuches noirs et crânes rasés… Tandis que Fus, qui s’est fait tatouer une croix celtique à la base de la nuque, se coupe de plus en plus de son père, Louis s’avance vers de belles études. Deux frères qui vivent ensemble mais dans des réalités parallèles. On le voit bien dans la scène où Louis est rejoint par un ami qui fait Sciences Po et qui s’apprête à partir en stage à New York. A Fus , il propose de passer « des textes qui montrent comment la gauche s’est coupée de sa base ». Lorsque Louis et son ami partent travailler dans la salle à manger, la coupure est consommée. Resté dans la cuisine, Fus pressent que son ailleurs à lui, ce sera toujours la Lorraine.
Ce film, dans lequel les cinéastes s’interrogent sur la déshérence politique qui fait glisser de la gauche vers l’extrême-droite, repose beaucoup sur des non-dits et des silences. Une atmosphère forte et tendue portée par Benjamin Voisin (découvert dans Eté 85 de François Ozon en 2020) qui incarne Fus, Stefan Crepon (vu dans Peter von Kant d’Ozon en 2022) dans le rôle de Louis et Vincent Lindon (primé comme meilleur acteur à la Mostra de Venise) qui donne, une nouvelle fois, à son personnage de père, une superbe épaisseur dramatique et douloureuse…
ROMANTIQUE.- Dans la très belle librairie Shakespeare and Company située dans le 5e arrondissement parisien, Agathe est comme un poisson dans l’eau. Elle conseille les clients, leur recommande la lecture de Jane Austen, sa romancière favorite et lit les messages d’amour anonymes que les visiteurs du lieu collent sur un grand miroir. Elle s’entend parfaitement avec son collègue Félix, dragueur émérite, qui lance : « C’est quand la dernière fois que tu as ken ? » Et Agathe de répondre du tac au tac que le sexe ubérisé, c’est pas sa cam et de regretter de ne pas vivre dans le bon siècle.
Cette grande jeune femme a autant de charme que de contradictions. Elle est célibataire mais rêve d’une histoire d’amour digne des meilleurs romans romantiques. Elle est libraire mais rêve d’être écrivain. Elle a une imagination débordante mais se languit quand, dans la maison qu’elle partage avec sa sœur, cette dernière n’est pas fichue, au lever, de se souvenir du prénom de son dernier amant. Sans doute la vie n’est-elle jamais à la hauteur de ce que lui a promis la littérature. Dans le restaurant chinois de Belleville où elle a ses habitudes, elle demande s’il n’y a pas la version avec homme dans le fond transparent des petits verres de saké. Et voilà qu’un homme nu traverse la salle pour l’inviter à danser. Et si c’était le début du roman qu’Agathe a tellement envie d’écrire ?
Comme Félix (Pablo Pauly) a lu, sur l’ordinateur d’Agathe, l’ébauche de ce récit, il la fait inviter à une résidence d’écrivains qui se tient, en Angleterre, dans l'(imaginaire) Jane Austen Residency. Mais Agathe, touchée par le syndrome de l’imposteur, refuse. Ce n’est là que l’une de ces histoires qu’elle commence et ne finit pas.
Avec Jane Austen a gâché ma vie (France – 1h34. Dans les salles le 22 janvier), Laura Piani réalise son premier long-métrage après plus d’une décennie consacrée à des scénarios de drames, de polars, de thrillers pour le cinéma ou des séries pour la télévision. « J’ai une tendresse, dit la cinéaste, pour les fêlés, les inadaptés. Les doux, les sincères, les romantiques. Ceux qui ne trouvent pas leur place. Ceux qui préfèrent se raconter des histoires. Ceux qui n’arrivent pas à̀ tomber amoureux, à grandir,à faire leur deuil ou à prendre des risques. Tous ceux qui ont peur de souffrir…. » Elle nous entraîne donc dans l’aventure d’Agathe Robinson pour montrer comment les gens qui passent leur vie dans les livres peinent à vivre la réalité d’une histoire d’amour contemporaine mais aussi à écrire puisqu’ils ne lisent que des chefs d’œuvre.
De fait, la pauvre Agathe se sent comme Anne Elliot, le personnage de Jane Austen, vieille fille fanée consciencieusement passée à côté de son existence. De Jane Austen, Laura Piani dit apprécier les mots, le talent de conteuse, l’humour, l’aspect politique d’une œuvre qui posait des questions déjà très féministes pour l’époque comme le rapport des femmes au mariage et à l’indépendance.
La cinéaste remarque aussi que la romancière britannique, en donnant envie au lecteur, de savoir ce qu’il se passera après, distrayait ses lecteurs. Pour cela, sur grand écran, le genre de la comédie romantique convient bien. Laura Piani a clairement du goût pour les comédies anglaises des années 90 et elle cite d’ailleurs le nom de Mark Darcy, héros de Bridget Jones. Dans cette chorégraphie des corps et des sentiments, de l’hésitation amoureuse et des quiproquos, Agathe, grande guigue « empêchée » et mal à l’aise dans un monde qui va trop vite, va finir, dans sa résidence anglaise si cosy, par affronter ses peurs et ses doutes pour enfin réaliser son rêve d’écriture… et tomber amoureuse. Point de suspense ici mais l’envie de parler de la fragile délicatesse des sentiments.
Même si le film comporte quelques passages à vide, l’entreprise, soutenue par la chanson Je t’aime à l’italienne de Frederic François ou des pièces de Schubert, est sympathique. Camille Rutherford est drôle et pathétique à souhait avec son Agathe gracieuse, sensible et maladroite, emportée, lors d’un bal en costume d’époque, dans une valse sur Amour et printemps de Waldteufel.
Les tourments sexuels de Romy et l’obsession du gendarme belge 
INTIMITÉ.- Directrice générale d’une grosse entreprise américaine spécialisée dans le stockage robotisé, Romy Mathis est une executive woman dans toute l’acception du mot. Mais cette femme qui peut parler avec aisance d’e-commerce et d’IA opposée à l’intelligence émotionnelle, est aussi une parfaite épouse et une mère aimante. Avant de quitter sa superbe maison pour partir au boulot, elle prépare les affaires de ses deux grandes filles et assure, avec un tablier à fleurs très old fashion, le petit-déjeuner pour toute la famille. Un jour, dans la rue à New York, elle voit un chien agressif être ramené au pas par un jeune homme. Elle va bientôt croiser le même dans les vastes espaces de sa boîte où il débute comme stagiaire. « Comment avez-vous fait pour calmer le chien ? » interroge Romy. « J’ai toujours un biscuit sur moi » répond Samuel. Alors que les fêtes de Noël arrivent, l’entreprise organise une soirée pour le personnel. Samuel y danse joyeusement et égare sa cravate. Le lendemain, Romy la récupère à terre, la hume, l’enfonce dans sa bouche…
Babygirl (USA – 1h54. Interdit aux moins de 12 ans. Dans les salles le 15 janvier) s’ouvre, en prégénérique, sur une séquence où Romy et Jacob font l’amour dans le lit conjugal. « Je t’aime » dit le mari. « Je t’aime » répond l’épouse. Qui, après avoir enfilé sa nuisette, file dans son bureau, allume son ordinateur et regarde, allongée sur le ventre, un porno tout en se donnant du plaisir. Bien plus tard, Romy craquera et lancera à un Jacob déconfit (Antonio Banderas) qu’elle n’a jamais réussi à avoir un orgasme avec lui !
Après Instinct : liaison interdite (2019) sur une psychologue pénitentiaire craquant devant le charme d’un détenu et le film horrifique Bodies, Bodies, Bodies (2022), l’actrice et cinéaste hollandaise Halina Reijn signe, ici, un thriller érotique qu’elle envisage comme une expérience captivante, sensuelle et parfois risquée qui lui permet de questionner la complexité du désir dans un environnement sûr et confortable. « Ce n’est pas un documentaire, dit la réalisatrice, tout est fictif. On achète un billet, on vit cette expérience ensemble et on peut en parler ensuite. J’étais convaincue que c’était nécessaire, surtout en Amérique où les mœurs sexuelles semblent très réprimées. Je voulais explorer cela de manière humaine et chaleureuse. » Une démarche, après tout, plutôt sympathique que de vouloir provoquer le débat après un film.
La limite, c’est justement qu’on observe les tribulations érotiques et les fantasmes « pervers » de Romy sans trop être bouleversé par ce dérapage qui amène une femme mature dans les rets d’un jeune type (le Britannique Harris Dickinson) qui lui lance, comme un défi ultime, « Je crois que vous aimez qu’on vous dise quoi faire » qui deviendra « Je te dis quoi faire et tu le fais ». Alors, dans une luxueuse chambre d’hôtel, tandis que George Michael chante Father Figure, Romy retire sa culotte, s’assied sur le lit, écarte les jambes (hommage à la scène culte de Basic Instinct?) avant de retirer sa robe, d’entendre Samuel lui dire qu’elle est sa Babygirl et de finir, à quatre pattes, par laper du lait dans une coupelle.
Face à une femme de pouvoir, le jeune stagiaire utilise sans vergogne la hiérarchie envisagée comme une tension et un jeu sexuels. S’il n’avait pas trop l’allure d’une romance chez les nantis doublée d’un porno chic, Babygirl pourrait alors apparaître comme une comédie de mœurs espiègle avec un chat et une souris dont les rôles et surtout les limites changent à volonté…
Reste enfin Nicole Kidman qui agite le tam-tam médiatique depuis qu’elle a obtenu le prix d’interprétation à la dernière Mostra de Venise. Tout comme Demi Moore qu’on a applaudi récemment dans The Substance, Nicole Kidman paye, ici, franchement de sa personne dans les scènes érotiques. On a parfois l’impression, à cause de certains décors, du travail sur les éclairages, de la revoir dans le Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick.
Babygirl n’est sans doute pas un film qui demeurera dans les mémoires cinéphiles mais on veut bien faire un petit tour avec cette Romy, New-Yorkaise de la haute société, tirée à quatre épingles, qui peine à équilibrer ses désirs intérieurs et son apparence civilisée. Une dirigeante accomplie et une matriarche qui, sous la surface, rêve de lâcher prise et de s’abandonner. Le fera-t-elle ?
(EN)QUÊTE.- Quelque part du côté de Charleroi, deux gendarmes ramènent chez lui, un adolescent délinquant. Tant la mère que le père du gamin envoient les deux fonctionnaires se faire voir. Pas question d’entrer dans leur domicile. Lorsque le père traite Paul Chartier de « chômeur », le gendarme explose, entre de force dans les lieux, se bat avec le père et le menace de son arme… De retour à la gendarmerie, Chartier est accablé par son adjudant, qui ne manque pas de lui rappeler d’où il vient. De fait, sa mère a travaillé dans un bar montant et son père est en prison. Mais, pour Chartier, tout cela, c’est fini. D’ailleurs, il va se marier avec Jeanne, une jeune femme appartenant à la communauté italienne du pays.
Nous sommes dans la Belgique de 1995 et la population est bouleversée par la disparition inquiétante de deux jeunes filles qui déclenche une frénésie médiatique sans précédent. Paul Chartier va rejoindre l’opération secrète Maldoror dédiée à la surveillance de Marcel Dedieu, suspect récidiviste. Confronté aux dysfonctionnements du système policier et à la guerre, à peine feutrée, entre police judiciaire, gendarmerie et police communale, le gendarme idéaliste va se lancer, seul, dans une longue chasse à l’homme…
Lorsque, naguère, le cinéaste belge Fabrice du Welz évoque son nouveau projet de cinéma et dit qu’il envisage de consacrer (librement), avec Le dossier Maldoror (Belgique/France – 2h35. Interdit aux moins de 12 ans.Dans les salles le 15 janvier), un film à l’affaire Dutroux, il se heurte à un bloc d’hostilité. De fait, l’effrayante affaire Dutroux, avec son retentissement mondial, a bouleversé la Belgique. La marche blanche organisée à Bruxelles en octobre 1996 qui rassembla plusieurs centaines de milliers de participants, mis la classe politique face à de graves errements et l’amena à entreprendre de profondes réformes institutionnelles.
« Cette affaire, dit le cinéaste, nous a collé à la peau, à nous, Belges, pendant longtemps : c’était un cloaque dans le quel les citoyens ont été jetés, assistant, épouvantés, à l’impuissance des parents des petites victimes face aux dérives et à l’absurdie de la justice. On découvrira par la suite que l’enquête avait été entravée par des rivalités policières qui ont causé de multiples dysfonctionnements et des dommages irréparables. »
Du Welz a approché son film comme « une coupe verticale, nette, dans le coeur d’une affaire tentaculaire ». Sa fiction prend le genre du policier, façon polar français des années 70 à la manière de Boisset et Corneau. Pour cela, il a choisi un gendarme, certes impulsif mais surtout idéaliste qui se nourrit de l’illusion qu’il faut être du « bon » côté de la loi pour avoir la moindre influence sur la justice. Issu d’un milieu fracassé, Chartier prend conscience que le monde dans lequel il évolue comme gendarme est encore plus vérolé que celui dont il vient. Devant l’inertie du système et alors même qu’il a la sensation qu’il pourrait oeuvrer à l’exercice de la justice, Chartier va sombrer. Viré de la gendarmerie, il mène, seul, une traque sans issue mais complètement obsessionnelle…
Parti d’une tonalité naturaliste, Le dossier Maldoror va basculer dans un univers horrifique autour du personnage d’« ogre » de Dedieu mais aussi de personnages spécialement tordus. Au milieu de cette faune peu ragoutante, Chartier patauge sans pouvoir franchement faire le ménage dans ces belges écuries d’Augias. Un solide polar avec hélas des longueurs. Anthony Bajon incarne un Chartier souvent au taquet. Autour de lui, on remarque Sergi Lopez, Alba Gaïa Bellugi, Alexis Manetti, Laurent Lucas, Jackie Berroyer, Lubna Azabal ou Béatrice Dalle.
Les désirs hivernaux de Soo-ha et les ultimes moments de Martha 
COREE.- Ce matin-là, Soo-ha se réveille dans les bras de son petit ami. Dehors, il neige sur Sokcho, petite ville balnéaire de Corée du Sud. « Tu dors où, ce soir ? » interroge Jun-oh. Si ce dernier rêve d’une carrière de mannequin à Séoul, Soo-ha mène, comme tous les jours, sa petite vie routinière. Elle traverse le marché aux poissons où travaille sa mère et les commerçants la hèlent amicalement en lui donnant du « Salut Miss France ! ». Puis elle rejoint le Blue House, une modeste pension dans laquelle elle fait le ménage et la cuisine sous le regard bienveillant de M. Park, le propriétaire. Un jour, l’arrivée d’un Français, Yan Kerrand, va bouleverser la vie de Soo-ha. M. Park lui enjoint d’enfin utiliser la langue française qu’elle maîtrise bien mais qu’elle n’a pas l’occasion d’utiliser à Sokcho. Auteur réputé de romans graphiques, Kerrand n’est pas du genre bavard. Lorsque Soo-ha l’installe dans une chambre franchement minuscule de l’annexe de la pension, il lâche : « C’est intime ».
Tandis que la présence de Kerrand réveille en elle des questions sur sa propre identité et sur son père français dont elle ne sait presque rien, la jeune femme, que beaucoup surnomment « la grande », va, doucement tisser un lien fragile avec l’auteur français. A cet homme qui dit aimer les lieux très fréquentés… lorsqu’ils sont désertés, elle va montrer la DMZ, la zone démilitarisée qui marque la séparation entre les deux Corée puis les montagnes autour de Sokcho, lui désignant ici un dragon, là le dos d’une femme, ailleurs un poisson volant. Elle l’accompagne aussi chez un marchand de couleurs lorsque Kerrand a besoin de papier et d’encre pour ses travaux. Un jour, Soo-ha annonce à M. Park qu’elle va s’installer dans l’annexe. Par un petite fenêtre de sa chambrette, la jeune femme observe à la dérobé Kerrand à son plan de travail…
Le cinéma coréen est décidément riche, beau, surprenant, captivant et surtout avec Hiver à Sokcho (France – 1h45. Dans les salles le 8 janvier) d’une infinie délicatesse doublée d’une puissante mélancolie. Sans coup férir, le spectateur s’immerge dans une atmosphère d’autant plus particulière, ici, qu’elle est constamment hivernale. De cet univers gris-bleu d’une cité de bord de mer engourdie par le froid, Koya Kamura fait le décor d’une brève rencontre, d’une aventure probablement amoureuse qui demeure toujours en suspens.
Après avoir travaillé à la télévision, chez MTV et Disney, Koya Kamura a tourné un premier court-métrage en 2018. Son bon accueil dans divers festivals lui a ouvert des portes et donné le courage de se lancer dans la réalisation. Il adapte, ici, le roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin qui y questionnait ses origines françaises et coréennes. « Une des thématiques principales du film étant l’identité, dit le cinéaste, il pose la question : « qu’est-ce qui fait ce que l’on est ? ». Est-ce notre passeport, la langue que l’on parle, la culture dans laquelle on évolue, la nourriture que l’on mange, ce à quoi on ressemble, l’image que l’on renvoie ? »
Ce propos, le cinéaste (qui est franco-japonais) l’illustre à travers la représentation du corps. On remarque en effet combien l’ensemble des personnages coréens sont préoccupés par la question de la chirurgie esthétique, un phénomène très répandu en Corée qui symptomatise la pression qu’il y a sur l’apparence. Chez les proches de Soo-ha, cela devient même une rengaine qui montre qu’on ne laissera jamais « la grande » tranquille sur l’image qu’elle renvoie.
Le rapport au corps comprend aussi la thématique de la nourriture. On mange beaucoup dans le cinéma coréen et notamment dans ce film où la mère de Soo-ha prépare le fameux fugu, ce poisson dont le foie, les intestins et la peau contiennent un poison très toxique tandis que Soo-ha ira jusqu’à cuisiner un bœuf bourguignon pour « séduire » Yan Kerrand. Vecteur de transmission, la nourriture est aussi une manière de se punir, ainsi, au soir du nouvel an, Soo-ha, désespérée, ira contre son appétit d’oiseau pour bâfrer jusqu’à l’écoeurement.
Au-delà des thématiques (dont le sacrifice de la mère) que traite ce film d’auteur dont la mise en scène semble convoquer des éléments du film de genre, il faut souligner sa beauté formelle. Elodie Tahtane, la directrice de la photo, a composé des plans souvent superbes. Ainsi cette séquence d’une folle sensualité où Soo-ha, nue, se passe sur la peau les pinceaux en poil de martre de Kerrand avant de dessiner, sur la buée de son miroir, les contours de son visage… De la même manière, le film est ponctué d’interludes d’animation, tantôt abstraits, tantôt figuratifs qui s’imposent comme des élans du subconscient de Soo-ha, son imaginaire et ses émotions.
Enfin Hiver à Sokcho est servi par la sobre interprétation de Roschdy Zem, impeccable Kerrand taiseux, discret, élégant et « torturé » dans sa quête artistique. A ses côtés, on découvre, dans un personnage en quête de… réunification, Bella Kim dans son premier rôle au cinéma. Née à proximité de Séoul, grandie pendant cinq ans à… Sokcho, l’interprète de Soo-ha est aujourd’hui mannequin à Paris et à l’étranger
Dépourvu de lourdeurs, imprégné d’humanité, tout cela est bien beau et bien émouvant !
FIN.- Dans la mythique librairie Rizzoli sur Broadway à New York, Ingrid, un romancière réputée, dédicace On Sudden Death, son dernier ouvrage dans lequel elle tente d’exorciser sa peur de la mort. Sortant de la longue file de fans, une lointaine amie vient la saluer et lui rapporte que Martha Hunt est très malade. Martha fut, il y a longtemps, l’une des amies les plus proches d’Ingrid avec laquelle elle travailla un temps dans un magazine new-yorkais avant que Martha n’entame une carrière au New York Times comme grand reporter couvrant toutes les zones de guerre à travers le monde.
Ingrid se précipite à l’hôpital où son amie est en soin pour un cancer du col de l’utérus en phase terminale. Au fil de rencontres régulières, les deux amies vont revenir sur ce qui faisait le sel de leurs existences, ainsi les folles nuits new-yorkaises des années 80 mais aussi évoquer le temps présent avec ce qu’il suppose de douleurs et de peurs, enfin la nécessité d’affronter la fin.
Un jour, alors qu’elle a pris la ferme décision de renoncer à ses lourds traitements et de ne pas retourner à l’hôpital, Martha propose à Ingrid d’aller s’installer dans une superbe maison nichée au milieu de la campagne près de Woodstock, à deux heures de route de Manhattan. Elle souhaite qu’Ingrid soit présente dans la chambre d’à côté lorsqu’elle mettra fin à ses jours en avalant une pilule d’euthanasie achetée illégalement sur le dark net. « Le cancer, dit Martha, ne peut pas me faucher si je me fauche avant ». D’abord rétive à l’idée, Ingrid accepte…
Premier long-métrage en anglais d’Almodovar après les deux « essais » que furent Strange Way of Life (2023) et surtout l’étonnant La voix humaine (2020) tiré de l’oeuvre de Cocteau, déjà interprété par Tilda Swinton, La chambre d’à côté (Espagne – 1h47. Dans les salles le 8 janvier) est un mélodrame qu’on attendait comme on attend, depuis maintenant longtemps, tous les films du maître de la movida madrilène. D’ailleurs la Mostra de Venise l’a récompensé de son Lion d’or.
Almodovar adapte ici le roman Quel est donc ton tourment de l’écrivaine américaine Sigrid Nunez pour observer au plus près une vieille amitié mise à l’épreuve de la mort. A travers de longues conversations, Martha et Ingrid vont faire un dernier bout de chemin ensemble, se révoltant de voir le cancer présenté comme une lutte entre le bien et le mal. « Si on guérit, on est un héros, observe Martha. Sinon, on ne s’est pas assez battu. » Et ces instants d’échange, où les comédiennes sont volontiers filmées en très gros plan, sont d’une remarquable intensité. D’autant que la diaphane Tilda Swinton comme Julianne Moore en amie désespérément troublée et complètement à l’écoute sont parfaites d’émotion.
Mais pourquoi, ne suis-je pas entré pleinement dans cette chronique intime ? Peut-être parce qu’Almodovar semble avoir oublié, ici, sa verve cinématographique. Soudain sa signature colorée paraît plaquée ici et là avec des à-plats soudain plus vraiment indispensables.
La succession de flash-back n’arrange pas, loin s’en faut, les choses en nous éloignant de l’essentiel, en l’occurrence ces questionnements de Martha lorsqu’elle se sent « réduite à la portion congrue d’elle-même », qu’elle constate qu’« on n’est plus maître de soi lorsqu’on souffre » et qu’elle affirme penser mériter une mort digne et tranquille.
Parce que, dans ces retours en arrière, il est question des relations difficiles de Martha avec sa fille, d’un père revenu fracassé du Vietnam (ah, la séquence lynchienne de l’incendie de la maison dans le Montana), des souvenirs de guerre à Bagdad où Martha rencontra deux frères carmes homosexuels professant que « le sexe est le meilleur rempart contre la peur de la mort » ou encore la rencontre avec un militant écologiste (John Turturro). Et que dire des séquences finales au commissariat ou du retour de la fille adulte de Martha…
Tout cela est quand même assez pesant. Même si on peut se rabattre sur des images fulgurantes comme ce plan des deux profils d’Ingrid et Martha allongées ou les images de la neige rose tombant sur New York. Au passage, Almodovar (qui a déjà évoqué Dora Carrington, Rossellini et Voyage en Italie, Faulkner, Hemingway et Buster Keaton) peut citer, à travers Martha, James Joyce et les derniers mots de Gens de Dublin : « Son âme lentement s’évanouit comme il entendait la neige tomber délicatement sur l’univers et délicatement tomber, comme au jour du Jugement dernier, sur tous les vivants et les morts. »